
La prière selon saint Augustin
La prière selon saint Thomas d’Aquin
La prière selon l’esprit de sainte Thérèse de Lisieux par le
père Reveraud et synthèse faite par François Lugan
La prière d'après sainte Thérèse de Lisieux
La prière d'après le pape Jean-Paul II
La prière d'après le pape Benoît XVI
La prière d’après François Lugan
Dix chemins
pour rentrer dans la prière par Jacques Gauthier
Deux articles pour nous faire
comprendre ce qu'est la prière
d'après saint Thomas d'Aquin
I- faut-il
prier Dieu ?
Le Seigneur
dit (Luc 18, 1) : « Il faut prier toujours, sans se lasser.
». Les anciens ont commis, touchant la prière, trois sortes
d'erreurs. Les uns ont soutenu que les affaires humaines ne
dépendent pas de la providence divine. D'où l'inutilité de la
prière et de tout culte religieux. C'est à eux que s'applique
cette apostrophe de Malachie (3, 14) : « Vous avez dit: c'est
vanité que servir Dieu. » Pour d'autres, tout, même les choses
humaines, se produit de façon nécessaire, qu'on l'explique par
l'immutabilité de la Providence, les influences astrales ou
l'enchaînement des causes. Ceux-là aussi nient l'utilité de
la prière. D'autres enfin admettent bien que les choses
humaines, régies par la providence divine, ne se produisent
pas de façon nécessaire. Mais ils disent que la providence
divine peut varier dans ses dispositions, et que les prières
et autres pratiques cultuelles peuvent changer quelque chose à
l'ordre établi par elle. Toutes ces erreurs ont été réfutées
dans notre première Partie 1. Il nous faut donc présenter
l'utilité de la prière mais ne pas imposer une nécessité
quelconque aux choses humaines soumises à la Providence, et ne
pas non plus estimer que l'ordre établi par Dieu puisse
changer.
Pour le voir clairement, il faut
considérer que la providence divine ne se borne pas à établir
que tel ou tel effet sera produit; elle détermine aussi en
vertu de quelles causes et dans quel ordre il le sera. Or
l'activité humaine est efficace et nous pouvons la mettre au
rang des causes. Aussi faut-il que l'homme agisse non pour que
ses actes changent le plan divin, mais pour qu'ils réalisent
certains effets conformément à l'ordre établi par Dieu. C'est
d'ailleurs ce qui se passe dans la causalité naturelle; et il
en est de même pour la prière. Nous ne prions pas pour changer
l'ordre établi par Dieu, mais pour obtenir ce que Dieu a
décidé d'accomplir par le moyen des prières des saints. Si
bien que « par leurs demandes, les hommes méritent de recevoir
ce que le Dieu tout-puissant, dès avant les siècles, a résolu
de leur donner », dit S. Grégoire.
1. Si nous adressons des prières à
Dieu, ce n'est pas parce qu'il faudrait lui faire connaître
nos besoins ou nos désirs; c'est pour que nous envisagions
nous-mêmes qu'en pareil cas on doit recourir au secours de
Dieu.
2. Notre prière, on vient de le
dire, n'a pas pour but de changer le plan de Dieu, mais
d'obtenir par nos prières ce qu'il a décidé de nous donner.
3. Dieu, dans sa libéralité, nous
accorde bien des choses sans même que nous les lui demandions.
Mais s'il exige en certains cas notre prière, c'est que cela
nous est utile. Cela nous vaut l'assurance de pouvoir recourir
à lui, et nous fait reconnaître en lui l'auteur de nos biens.
D'où ces paroles de Chrysostome : « Considère quel bonheur
t'est accordé, quelle gloire est ton partage: voilà que tu
peux converser avec Dieu par tes prières, dialoguer avec le
Christ, souhaiter ce que tu veux, demander ce que tu désires
».
II- La prière est-elle un acte de la
religion?
Il est dit dans le Psaume (141, 2):
« Que ma prière monte droit comme l'encens devant ta face. »
Et la Glose commente : « Dans l'Ancien Testament on
symbolisait la prière par l'encens offert au Seigneur en odeur
agréable. » Ce qui appartient à la religion. Nous lui
attribuerons donc l'acte de prière.
L'objet propre de la vertu de
religion, c'est de rendre à Dieu honneur et respect. Tout ce
qui exprime la révérence envers Dieu est de son ressort. C'est
le cas de la prière. On y révère Dieu en tant qu'on se soumet
à lui et que l'on professe avoir besoin de lui, auteur de tous
nos biens. Manifestement pareil acte relève en propre de la
vertu de religion.
1. La volonté meut les autres
puissances vers sa propre fin, nous l'avons dit. C'est
pourquoi la religion, qui réside dans la volonté, ordonne à
l'honneur de Dieu les actes des autres puissances. Or, parmi
celles-ci, c'est l'intellect qui est la plus haute et la plus
voisine de la volonté. Après la dévotion, qui est un acte de
la volonté elle-même, la prière, qui met en oeuvre
l'intellect, a donc le premier rang parmi les actes de
religion : c'est l'acte dans lequel cette vertu meut vers Dieu
l'intellect humain.
2. Non seulement nous pouvons
demander ce que nous désirons, mais même désirer ce qu'il faut
tombe sous le précepte. Le désir sous le précepte de la
charité, la demande sous celui de la religion, précepte qu'on
trouve en S. Matthieu (7, 7) « Demandez et vous recevrez. »
3. Prier, c'est livrer à Dieu son
esprit, qu'on lui soumet par le respect et qu'on lui présente,
selon le texte de Denys cité dans l'objection. Et de même que
l'esprit humain l'emporte sur les membres extérieurs,
corporels, ou sur les biens extérieurs que nous employons au
service de Dieu, de même la prière est le plus haut de tous
les actes de la religion.
III- Ne doit-on prier que Dieu ?
On lit dans Job (5, 1) « Appelle, si
quelqu'un peut te répondre, et tourne-toi vers l'un des
saints. »
Il y a deux manières de présenter sa
demande à quelqu'un. On peut lui demander de l'exaucer
lui-même, ou bien de nous la faire obtenir. Dans le premier
cas la prière ne peut s'adresser qu'à Dieu, car nos prières
doivent être ordonnées à l'obtention de la grâce et de la
gloire, que Dieu seul peut nous octroyer selon le Psaume (84,
12) : « Le Seigneur donne la grâce et la gloire. » Mais nous
prions de la seconde manière en nous adressant aux saints,
anges et hommes. Non pour qu'ils fassent connaître à Dieu nos
demandes, mais pour qu'ils les fassent aboutir par leur
intercession et leurs mérites. C'est pourquoi on lit dans
l'Apocalypse (8, 4) : « La fumée des parfums, c'est-à-dire les
prières des saints, monte de la main de l'ange devant le
Seigneur. » C'est également ce qui ressort de la forme suivie
par l’Église dans ses prières. Car nous demandons à la sainte
Trinité « d'avoir pitié de nous », aux saints, autres que
Dieu, nous demandons « de prier pour nous ».
1. Lorsque nous prions, nous rendons
un culte à celui-là seulement de qui nous espérons recevoir ce
que nous demandons, parce que nous attestons ainsi qu'il est
l'auteur de tous nos biens. Il n'en est pas de même avec ceux
que nous implorons comme nos intercesseurs auprès de Dieu.
2. Les morts, à ne considérer que leur condition naturelle, ne
savent pas ce qui se passe en ce monde, surtout dans l'intime
des coeurs. Mais, nous dit S. Grégoire, les bienheureux
découvrent dans le Verbe ce qu'ils doivent connaître de ce qui
nous arrive, même quant aux mouvements intérieurs du coeur. Or
il convient par-dessus tout au rang élevé qui est le leur,
qu'ils connaissent les demandes qui leur sont faites oralement
ou mentalement. Ils connaissent donc les prières que nous leur
adressons, parce que Dieu les leur découvre.
3. Ceux qui sont en ce monde ou dans le purgatoire ne
jouissent pas encore de la vision du Verbe. Ils ne peuvent
donc pas connaître ce que nous pensons ou disons. C'est
pourquoi nous n'implorons pas leurs suffrages par la prière,
sinon en ce qui concerne les vivants, par nos demandes.
IV- La prière de demande doit-elle
avoir un objet déterminé ?
Le Seigneur a instruit ses disciples
à demander de façon déterminée ce qui figure dans l'oraison
dominicale.
D'après Valère Maxime : « Socrate
pensait qu'on devait se borner à demander aux dieux immortels
de nous être bienfaisants. Il estimait qu'ils savent ce qui
est utile à chacun, tandis que la plupart du temps nous
sollicitons ce qu'il vaudrait mieux ne pas obtenir. » Cette
opinion a du vrai, au moins en ce qui concerne les choses qui
peuvent mal tourner et dont on peut bien ou mal user; ainsi
les richesses, dont il est dit au même endroit « quelles ont
été la ruine de bien des gens; les honneurs, qui en ont perdu
un grand nombre; les règnes, dont on voit l'issue souvent
misérable; les alliances splendides, qui plus d'une fois
détruisent les familles ». Mais il y a des biens dont on ne
peut user mal et qui ne peuvent avoir d'issue fâcheuse: ceux
qui font notre béatitude ou qui nous permettent de la mériter.
C'est ce que les saints demandent de façon absolue: « Montre
ta face et nous serons sauvés » (Ps 80, 4) ; et encore : «
Conduis-moi dans le chemin de tes commandements » (Ps 119,
35).
1. Bien que l'homme ne puisse de
lui-même savoir ce qu'il doit demander, l'Esprit, comme il est
dit au même endroit, « vient en aide à notre faiblesse »,
parce que, en nous inspirant de saints désirs, il rectifie
notre requête. D'où la parole du Seigneur (Jn 4, 23) : « Les
vrais adorateurs doivent adorer en esprit et vérité. »
2. Quand nous demandons dans la
prière ce qui concerne notre salut, nous conformons notre
volonté à celle de Dieu dont il est dit (1 Tm 2, 4) qu'il «
veut le salut de tous les hommes ».
3. Les biens auxquels Dieu nous
convie, c'est à nous de venir y prendre part, non par une
démarche corporelle, mais par les pieux désirs et les dévotes
prières
V- Doit-on demander à Dieu des biens
temporels ?
On demande dans les Proverbes (30,
8) : « Accorde-moi seulement ce qui est nécessaire à ma
subsistance. »
S. Augustin écrit à Proba, « Il est
permis de demander dans la prière tout ce qu'il est permis de
désirer. » Or il est permis de désirer les biens temporels,
non pas sans doute à titre principal, en mettant en eux notre
fin; mais comme des secours qui nous aident à tendre à la
béatitude, en tant que notre vie corporelle trouve en eux son
soutien, et que notre activité vertueuse les emploie à titre
d'instruments, selon Aristote. Il est donc permis de prier
pour les obtenir. Et c'est ce que dit S. Augustin : « Il est
très normal de vouloir les moyens suffisants de vivre, quand
on veut cela et rien de plus. On ne les recherche pas pour
eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se comporter
convenablement suivant son rang et ne pas gêner ceux avec qui
l'on doit vivre. Lorsqu'on les a, il faut prier pour les
conserver, et lorsqu'on ne les a pas, il faut prier pour les
avoir. »
1. Les biens temporels ne doivent
pas faire l'objet principal de nos recherches, mais venir au
second plan. Ainsi S. Augustin déclare : « Lorsque le Seigneur
dit : "Il faut premièrement chercher le royaume de Dieu", il
veut dire que les biens temporels ne doivent être recherchés
qu'après, non selon le temps, mais selon leur dignité:
celui-là comme notre bien, ceux-ci comme notre nécessaire. »
2. On n'interdit pas tout souci des
biens temporels, mais le souci superflu et désordonné, nous
l'avons déjà dit.
3. Lorsque notre âme vise les biens
temporels pour se reposer, elle s'y abaisse. Mais quand elle
les vise en vue d'obtenir la béatitude, loin de se trouver
rabaissée par eux, elle les relève.
4. Du moment que nous demandons les
biens temporels, non comme l'objet principal de nos désirs
mais pour obtenir des biens plus élevés, nous demandons à Dieu
de nous les accorder dans la mesure où il sont utiles à notre
salut.
VI- Devons-nous prier pour autrui ?
S. Jacques recommande (5, 16) : «
Priez les uns pour les autres afin d'être sauvés. »
Ce que nous devons demander dans nos
prières, c'est ce qu’il nous faut désirer, nous venons de le
dire. Or, nous ne devons pas désirer notre bien personnel
seulement: nous devons aussi vouloir du bien aux autres. C'est
essentiel à la dilection qu'il nous faut avoir pour le
prochain, nous l'avons déjà montré. La charité requiert donc
que nous priions pour les autres. Ainsi, dit S. Jean
Chrysostome, « la nécessité nous contraint de prier pour
nous-mêmes; pour autrui, c'est la charité fraternelle qui nous
y engage. La prière est plus douce devant Dieu, lorsqu'elle
n'est pas expédiée par la nécessité, mais recommandée par la
charité fraternelle ».
1. Comme dit S. Cyprien : « Si nous
ne disons pas "mon père", mais "notre Père", ni "donne-moi",
mais "donne-nous", c'est que le Maître de l'unité n'a pas
voulu que la prière fût affaire privée, et que chacun prie
pour soi seulement. Il a voulu que chacun prie pour tous,
comme il nous a tous portés dans son unité ».
2. Prier pour soi est donné comme
une condition de la prière; elle n'est pas nécessaire pour
rendre la prière méritoire mais pour obtenir son exaucement.
Il arrive en effet que la prière faite pour autrui
n'aboutisse pas, même si elle est pieuse, persévérante et
ordonnée au salut, par suite d'un obstacle tenant à celui
pour qui l'on prie, comme dit le Seigneur à Jérémie (15, 1) :
« Même si Moïse et Samuel se tenaient devant moi, je ne suis
pas disposé en faveur de ce peuple ». Néanmoins la prière sera
méritoire pour celui qui prie, s'il le fait par charité. « Ma
prière revenait dans mon sein », selon le Psaume (35, 13), et
la Glose explique : « Bien qu'elle ait été inutile pour eux,
je ne suis pas privé de ma récompense ».
3. Il faut prier aussi pour les
pécheurs, afin qu'ils se convertissent; et pour les justes,
afin qu'ils persévèrent et progressent. On n'est pas toujours
exaucé lorsqu'on prie pour les pécheurs, mais pour certains
d'entre eux, les prédestinés, non pour ceux qui, dans la
prescience divine, vont à la mort. C'est ainsi également que
la correction fraternelle que nous adressons à nos frères n'a
d'effet que sur les prédestinés, et non sur les réprouvés,
selon l'Ecclésiastique (7, 14 Vg) : « Nul ne peut corriger
celui que Dieu a délaissé. » Aussi S. Jean déclare-t-il (1 Jn
5, 16) : « Quelqu'un voit-il son frère commettre un péché ne
conduisant pas à la mort, qu'il prie, et Dieu donnera la vie à
son frère. » Mais de même qu'on ne doit soustraire à personne,
tant qu'il vit ici-bas, le bienfait de la correction
fraternelle, dans l'impossibilité où nous sommes de discerner
les prédestinés des réprouvés, comme dit S. Augustin, il ne
faut refuser à personne le secours de nos prières.
Quant aux justes, on a trois motifs
de prier pour eux :
l° Les prières d'un grand nombre
sont plus facilement exaucées. La Glose commente la demande de
S. Paul (Rm 15, 30) : « Aidez-moi de vos prières », en disant
: « L'Apôtre a bien raison de demander à des gens modestes de
prier pour lui, car beaucoup de petits n'ayant qu'un seul
coeur, deviennent grands; et il est impossible que la prière
d'un grand nombre ne soit pas exaucée », du moins en ce qu'on
peut obtenir.
2° De nombreuses personnes rendent
ainsi grâce à Dieu pour les bienfaits qu'il accorde aux
justes, et dont beaucoup profitent d'après S. Paul (2 Co 1,
11).
3° Les meilleurs évitent l'orgueil
lorsqu'ils considèrent qu'ils ont besoin des secours de
fidèles moins parfaits qu'eux
VII- Devons-nous prier pour nos
ennemis ?
Le Seigneur a dit (Mt 5, 44) : «
Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. »
C'est la charité qui veut qu'on prie
pour autrui, on vient de le voir. Nous serons donc tenus de
prier pour nos ennemis dans la mesure où nous sommes tenus de
les aimer. Quelle sorte de dilection nous leur devons, nous
l'avons dit au traité de la charité. On doit aimer en eux ce
qui vient de la nature, mais non leurs fautes. Aimer ses
ennemis d'un amour général est de précepte, mais il n'est pas
commandé de les aimer en particulier de façon spéciale, sinon
en y étant disposé dans son esprit : on doit être prêt même à
aimer son ennemi de façon spéciale et à lui porter secours, en
cas de nécessité ou s'il demandait pardon. Quant à accorder à
ses ennemis, sans condition, une dilection spéciale et leur
venir en aide, cela relève de la perfection. Conformément à
ces principes, il est nécessaire de ne pas excepter nos
ennemis des prières que nous faisons en général pour autrui.
Mais si nous prions spécialement pour eux, c'est oeuvre de
perfection et ne devient obligatoire qu'en certaines
circonstances spéciales.
1. Les imprécations que l'on
rencontre dans la Sainte Écriture peuvent s'interpréter de
quatre manières : 1° On peut les considérer comme « une façon
pour les prophètes d'annoncer l'avenir », selon S. Augustin.
2. Parce qu'il y a certains maux
temporels que Dieu envoie quelquefois aux pécheurs pour les
corriger.
3. On peut l'entendre de demandes
dirigées non contre les hommes eux-mêmes, mais contre le règne
du péché, pour que le châtiment des hommes en assure la
destruction.
4. Elles peuvent manifester une
conformation de la volonté à la justice divine, damnant ceux
qui persévèrent dans le péché.
5. On peut dire avec S. Augustin que
« la vengeance des martyrs, c'est le renversement du règne du
péché, dont la domination leur a fait souffrir tant de maux ».
Ou bien encore « qu'ils demandent vengeance, non par une
formule, mais par leur état, comme on dit que le sang d'Abel
criait de la terre vers Dieu ». Ils se réjouissent de la
vengeance, non pour elle-même, mais à cause de la justice
divine.
6. Il est permis de combattre ses
ennemis, pour qu'ils cessent de pécher; c'est pour leur bien
et celui des autres. Ainsi est-il également permis de demander
pour ses ennemis certains maux temporels qui serviront à les
corriger. Ainsi notre prière et nos oeuvres ne se
contrediront pas.
VIII- Les sept demandes de l'oraison
dominicale
On peut s'en tenir à l'autorité du
Christ instituant cette prière.
L'oraison dominicale est absolument
parfaite. Comme dit S. Augustin : « Si nous prions d'une
manière correcte et convenable, nous ne pouvons rien dire
d'autre que ce que renferme cette prière du Seigneur. » La
prière est en effet comme l'interprète de notre désir devant
Dieu. Nous ne lui demandons à bon droit que ce que nous
pouvons désirer de même. Or la prière du Seigneur non
seulement demande tout ce que nous sommes en droit de désirer,
mais elle le fait dans l'ordre même où l'on doit le désirer;
si bien qu'elle ne nous enseigne pas seulement à demander,
mais à régler tous nos sentiments. Or il est clair que notre
désir porte premièrement sur la fin, et en second lieu sur les
moyens de l'atteindre. Notre fin, c'est Dieu, vers qui le
mouvement de notre coeur tend à double titre. Nous voulons sa
gloire, et nous voulons jouir de cette gloire. Il s'agit
d'abord de la dilection que nous portons à Dieu lui-même, et
ensuite de celle par quoi nous nous aimons nous-même en Dieu.
De là notre première demande : « Que ton nom soit sanctifié »;
elle exprime notre désir de la gloire de Dieu. Et la deuxième
: « Que ton règne vienne » par quoi nous demandons de parvenir
à la gloire de Dieu et de son règne.
Pour atteindre cette fin, il y a
deux sortes de moyens. Les uns nous y mènent essentiellement,
les autres par accident. Ce qui nous y conduit
essentiellement, c'est le bien utile à cette fin bienheureuse.
D'abord d'une façon directe et principale: tout ce qui sous
forme de mérite nous donne droit à la béatitude en nous
faisant obéir à Dieu. C'est l'objet de cette demande: « Que ta
volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Ensuite nous
demandons ce qui nous sert à titre d'instrument et vient en
quelque sorte coopérer à notre activité méritoire. C'est à ce
propos qu'on dit: « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce
jour. » Soit qu'on l'entende du pain sacramentel, dont l'usage
quotidien est avantageux pour l'homme, et dans lequel on
comprend tous les autres sacrements. Soit qu'on l'entende du
pain corporel, par quoi l'on entend « toutes les nécessités de
la vie », selon S. Augustin. L'eucharistie est en effet le
premier des sacrements, et le pain est l'aliment fondamental.
C’est ce qu’indique le texte de S. Matthieu qui porte «
supersubstantiel », c'est-à-dire « principal » d'après
l'exégèse de S. Jérôme.
Par accident, nous sommes ordonnés à
la béatitude par ce qui écarte les obstacles. Ceux-ci sont au
nombre de trois.
1° Le péché, qui nous exclut
directement du Royaume selon S. Paul (1 Co 6, 9): « Ni les
fornicateurs, ni ceux qui servent les idoles ne posséderont le
royaume de Dieu. » Ce qui nous fait dire: « Remets-nous nos
dettes ».
2° La tentation, qui nous empêche de
respecter la volonté divine. D'où cette demande: « Ne nous
fais pas entrer en tentation », par quoi nous demandons non de
n'être pas tentés, mais de n'être pas vaincus par la
tentation, ce qui est « entrer » en tentation.
3° Les peines de la vie présente, comme celles qui empêchent
d'avoir le suffisant pour vivre. A ce sujet l'on dit : «
Délivre-nous du mal. »
1. Selon S. Augustin, quand nous
disons: « Que ton nom soit sanctifié cette demande n'implique
pas que le nom de Dieu ne soit pas saint. Elle tend à ce qu'il
soit tenu pour saint par les hommes, c'est-à-dire à ce que la
gloire de Dieu se répande parmi eux. Lorsqu'on dit: « Que ton
règne vienne », on ne prétend pas qu'il ne règne pas encore.
Mais nous excitons en nous le désir de ce règne: qu'il vienne
pour nous et que nous puissions y régner. Quant à ces paroles
: « Que ta volonté soit faite », elles signifient, à juste
titre, qu'on obéisse à tes commandements. « Sur la terre comme
au ciel », c'est-à-dire aussi bien de la part des hommes que
des anges. « Ces trois demandes seront parfaitement accomplies
dans la vie future. Les quatre autres sont relatives aux
besoins de la vie présente », dit encore S.Augustin.
2. Puisque la prière est
l'interprète du désir, l'ordre des demandes ne répond pas à
l'ordre d'exécution, mais à l'ordre d'intention, qui est celui
du désir. La fin y est donc envisagée avant ce qui permet de
l'atteindre, et l'obtention du bien avant le rejet du mal.
3. S. Augustin adapte les sept
demandes aux dons du Saint-Esprit et aux béatitudes, en ces
termes : « Si la crainte de Dieu rend heureux les pauvres en
esprit, demandons que les hommes aient le sentiment de la
sainteté du nom divin, dans la crainte filiale. Si la piété
rend heureux les doux, demandons l'avènement de son règne, car
alors nous serons doux et ne lui résisterons pas. Si la
science rend heureux ceux qui pleurent: prions pour que
s'accomplisse sa volonté, car alors nous ne pleurerons plus.
Si la force rend heureux les affamés, demandons que notre pain
quotidien nous soit donné. Si le conseil rend heureux ceux qui
font miséricorde, remettons les dettes pour que les nôtres
nous soient remises. Si l'intelligence rend heureux les coeurs
purs, prions pour n'avoir pas un coeur double, qui nous fait
poursuivre les biens temporels, source de toutes nos
tentations. Si la sagesse rend heureux les artisans de paix,
parce qu'ils seront appelés fils de Dieu, prions pour être
délivrés du mal, car cette libération fera de nous les libres
fils de Dieu. »
4. Voici ce que dit S. Augustin : «
Dans S. Luc la prière du Seigneur comprend non point sept mais
cinq demandes: c'est parce que 'Évangéliste voulait montrer
que la troisième n'est que la répétition des deux précédentes:
il la supprime pour faire comprendre cela. » C'est en effet
l'objet principal de la volonté de Dieu, que nous connaissions
sa sainteté et régnions avec lui.
" Quant à la demande placée en dernier lieu par S. Matthieu :
"Délivre-nous du mal", S. Luc ne la donne pas, pour que chacun
de nous sache qu'il est délivré du mal par le seul fait qu'il
n'entre pas en tentation. »
5. Ce n'est pas pour fléchir Dieu
que nous lui adressons notre prière, mais pour exciter en
nous-même une demande confiante. Cette confiance naît en nous
surtout quand nous considérons l'amour qu'il nous porte et qui
lui fait vouloir notre bien; c'est pourquoi nous disons «
Notre Père » ; et quand nous considérons son excellence qui
lui permet de l'accomplir: c'est pourquoi nous disons: « Qui
es aux cieux. »
IX- La prière appartient-elle en
propre à la créature douée de raison ?
La prière est un acte de la raison,
nous l'avons vu. Or la créature raisonnable s'appelle ainsi
parce qu'elle possède la raison. Prier lui est donc propre.
On l'a vu par ce qui précède, la
prière est un acte de la raison par lequel un être s'ordonne à
qui lui est supérieur, comme le commandement est un acte de la
raison par lequel l'inférieur est ordonné à faire quelque
chose. Prier sera donc propre à qui est doué de raison, et
dépend d'un supérieur qu'il puisse invoquer. Les personnes
divines n'ont rien qui leur soit supérieur ; les bêtes ne
possèdent pas la raison. Ni les personnes divines ni les bêtes
ne peuvent donc prier, et cet acte reste propre à la créature
raisonnable.
1. « Recevoir » convient en effet
aux personnes divines, mais cela tient à leur nature, tandis
que prier est le fait de ceux qui reçoivent un don gratuit. Si
l'on dit que le Fils demande ou prie, c'est selon la nature
qu'il a assumée, c'est-à-dire la nature humaine, et non selon
la nature divine. Quant à l'Esprit Saint, on dit qu'il demande
parce qu'il nous fait demander.
2. L'intellect et la raison ne sont
pas en nous des puissances diverses, comme nous l'avons montré
dans la première Partie. Leur différence est celle de
l'imparfait au parfait. C'est pourquoi tantôt on distingue les
anges des créatures raisonnables, et tantôt on les compte
parmi elles. De cette manière on peut dire que la prière est
le propre de la créature raisonnable.
3. On dit que les petits des
corbeaux invoquent Dieu à cause du désir naturel, en chaque
être, d'atteindre à sa façon la bonté divine. On dit aussi en
ce sens que les bêtes obéissent à Dieu, à cause de l'instinct
naturel par lequel Dieu les actionne.
X- Les saints du ciel prient-ils
pour nous ?
1. Il semble que non, car on agit de
façon méritoire plus pour soi que pour autrui. Mais les saints
de la patrie ne méritent plus, et ils ne prient plus pour
eux-mêmes, étant désormais arrivés au terme. Donc ils ne
prient pas non plus pour nous.
2. Les saints conforment
parfaitement leur volonté à Dieu pour ne plus vouloir que ce
qu'il veut. Mais ce que Dieu veut s'accomplit toujours. Ce
serait donc en vain qu'ils prieraient pour nous.
3. Comme les saints qui sont dans la
patrie, nous sont supérieurs, de même ceux du purgatoire,
parce qu'ils ne peuvent plus pécher. Mais ceux-là ne prient
pas pour nous, c'est plutôt nous qui prions pour eux. Donc les
saints du paradis ne prient pas non plus pour nous.
4. Si les saints de la patrie
priaient pour nous, la prière des plus grands saints serait la
plus efficace. On ne devrait donc pas implorer le secours des
saints d'une catégorie inférieure, mais seulement celui des
plus grands.
5. L'âme de Pierre n'est pas Pierre.
Donc, si les âmes des saints priaient pour nous, aussi
longtemps qu'elles sont séparées de leur corps, nous ne
devrions pas invoquer S. Pierre pour qu'il prie pour nous,
mais son âme. L'Eglise fait le contraire. Donc, les saints, au
moins jusqu'à la résurrection, ne prient pas pour nous.
On lit au 2ième livre des Maccabées
(15, 14) : « Voici celui qui prie beaucoup pour le peuple et
pour toute la cité sainte, Jérémie le prophète de Dieu. »
Ce fut l'erreur de Vigilantius
d'après S. Jérôme, de penser que « tant que nous vivons nous
pouvons prier les uns pour les autres; mais après sa mort, nul
d'entre nous ne pourra le faire, d'autant que les martyrs qui
demandent vengeance de leur sang ne peuvent pas l'obtenir ».
Mais cela est tout à fait faux. C'est la charité qui nous fait
prier pour autrui, nous l'avons dits. Plus parfaite est la
charité des saints qui sont au ciel, plus ils prient pour les
pèlerins terrestres que peuvent aider leurs prières. Plus
aussi ils sont unis à Dieu, plus leurs prières sont efficaces.
Car l'ordre divin veut que l'excellence des êtres supérieurs
rayonne sur ce qui est au-dessous d'eux, comme la clarté du
soleil se répand dans l'air. Ainsi est-il dit du Christ (He 7,
25) : « Il s'approche de Dieu pour intercéder en notre faveur.
» Et S. Jérôme dit en ce sens: « Si les Apôtres et les martyrs
prient pour les autres alors qu'ils vivent encore ici-bas, où
ils doivent encore se soucier d'eux-mêmes, combien plus après
leurs victoires, leurs couronnes et leurs triomphes. »
1. Aux saints du ciel, puisqu'ils
sont bienheureux, rien ne manque, sinon la glorification du
corps, objet de leur prière. Mais ils prient pour nous qui
sommes privés encore de la béatitude, notre perfection
dernière. Leurs prières sont efficaces pour nous l'obtenir,
grâce aux mérites acquis par eux et agréables à Dieu.
2. Les saints obtiennent ce que Dieu
veut réaliser par le moyen de leurs prières. Et ils demandent
ce qu'ils estiment devoir dépendre de leurs prières selon la
volonté de Dieu.
3. Ceux qui sont au purgatoire, bien
que supérieurs à nous par leur impeccabilité, sont en état
d'infériorité si l'on considère les peines qu'ils souffrent. A
ce point de vue, ils ne sont pas en état de prier, mais plutôt
que l'on prie pour eux.
4. Dieu veut que les êtres
inférieurs soient aidés par tout ce qui leur est supérieur.
C'est pourquoi il faut prier non seulement les plus grands
saints, mais aussi les moindres. Sinon il ne faudrait implorer
miséricorde que de Dieu seul. Il arrive parfois que
l'invocation d'un moindre saint ait plus d'efficacité, soit
qu'on l'implore avec plus de dévotion, soit que Dieu veuille
montrer sa sainteté.
5. Parce que c'est durant leur vie
que les saints ont mérité de pouvoir maintenant prier pour
nous, nous les invoquons sous les noms qu'ils portaient
ici-bas et qui nous les font connaître. C'est aussi pour
suggérer la foi en la résurrection: « je suis le Dieu
d'Abraham » (Ex 3, 6).
XI- La prière doit-elle être vocale
?
On dit dans le Psaume (142, 2) : « A
pleine voix je crie vers le Seigneur ! A pleine voix je
supplie le Seigneur ! »
Il y a deux sortes de prière: la
prière communautaire et la prière individuelle. La première
est celle que les ministres de l'Église offrent à Dieu en
tenant la place de tout le peuple fidèle. Il faut donc qu'elle
soit connue de tout le peuple, puisqu'elle est faite à sa
place. Ce ne serait pas possible si elle n'était pas vocale.
On a donc institué avec raison que les ministres de l'Église
prononceraient même ces prières à haute voix, pour qu'elles
puissent parvenir à la connaissance de tous.
La prière individuelle est celle que
chacun offre en son nom propre pour soi-même ou pour autrui.
Elle ne requiert pas nécessairement une expression vocale. On
y adjoint pourtant des paroles pour trois raisons.
1° C'est un moyen d'exciter
intérieurement la dévotion, par laquelle l'âme s'élève à Dieu
dans la prière. En effet, par ces signes extérieurs, l'âme est
amenée à connaître et, par suite, à aimer. Ce qui fait dire à
S. Augustin: « Excitons-nous plus vivement par la parole et
les autres signes, pour accroître en nous le saint désir. »
Dans la prière individuelle, il faudra donc user de paroles et
de signes analogues, dans la mesure où cela contribue à
éveiller la vie intérieure. Mais si cela distrait ou paralyse
notre âme, il faut y renoncer. C'est surtout le cas de ceux
qui n'ont pas besoin de ces signes pour être disposés à la
dévotion, ce qui fait dire dans le Psaume (27, 8) : « Mon
coeur t'a parlé, mon visage t'a cherché. » Et nous lisons (1
S 1, 13) qu'Anne « parlait dans son coeur ».
2° C'est une manière de rendre à
Dieu son dû parce qu'alors l'homme emploie à le servir tout ce
qu'il tient de lui, son esprit, mais aussi son corps. Cela
convient surtout à la prière dans son rôle de satisfaction
selon Osée (14, 3) : « Enlève toute faute, reçois ce que nous
avons de bon, et nous offrirons le sacrifice de nos lèvres ».
3° Enfin la prière devient vocale
par une sorte de rejaillissement de l'âme sur le corps, sous
la véhémence du sentiment, selon le Psaume (16, 9) : « Mon
coeur s'est réjoui, et ma langue a exulté ».
1. La prière s'exprime en paroles
non pour manifester à Dieu ce qu'il ignore, mais pour
entraîner à lui l'âme de celui qui prie, ou celle des autres.
2. Les paroles étrangères distraient
l'âme et entravent la dévotion, mais celles qui se rapportent
à la piété soulèvent les âmes, surtout peu dévotes.
3. Voici ce qu'en dit S. Jean
Chrysostome: « Le Seigneur défend de prier en public dans le
dessein de se faire voir du public. Celui qui prie ne doit
rien faire d'étrange qui le fasse remarquer ; ni crier ni se
frapper la poitrine, ni étendre les mains ». Comme dit S.
Augustin : « Il est mauvais non pas d'être vu par les hommes,
mais d'agir ainsi pour être vu ».
XII- L'attention est-elle requise
pour la prière ?
Les saints eux-mêmes éprouvent
parfois en priant le vagabondage de l'esprit. « Mon coeur m'a
délaissé », dit le Psalmiste (40, 13).
La question se pose surtout pour la
prière vocale. Pour la résoudre il faut savoir que «
nécessaire » s'entend de deux façons: On peut l'entendre de ce
qui permet de mieux atteindre sa fin; en ce sens l'attention
est absolument nécessaire à la prière. - Mais ce mot désigne
aussi ce sans quoi une réalité n'obtient pas son effet. Or les
effets de la prière sont au nombre de trois. Le premier est
commun à tous les actes informés par la charité: c'est le
mérite. Pour l'obtenir il n'est pas nécessaire que l'attention
accompagne la prière d'un bout à l'autre, mais le dynamisme de
l'intention initiale rend méritoire l'ensemble de la prière,
comme cela se produit pour les autres actes méritoires. Le
deuxième effet est propre à la prière : c'est d'obtenir ce
qu'on y demande. Là encore il suffit de l'intention première
que Dieu regarde principalement. Si elle manque, la prière ne
comporte ni mérite ni efficacité pour obtenir. Car Dieu, dit
S. Grégoire, n'écoute pas la prière qu'on fait sans
s'appliquer. La prière a un troisième effet, qu'elle produit
dans l'âme par sa présence même. C'est une certaine réfection
spirituelle qui, elle, requiert nécessairement une prière
attentive. Comme dit S. Paul (1 Co 14, 14) : « Si ma langue
seule prie, mon esprit ne recueille aucun fruit ».
On remarque cependant qu'on peut
donner à la prière vocale trois sortes d'attention
1° On peut prêter attention aux mots
eux-mêmes pour ne pas se tromper.
2° Ensuite au sens des mots.
3° A ce qui est la fin de la prière,
c'est-à-dire à Dieu et à l'objet de la demande; c'est la plus
nécessaire. Elle est à la portée même des gens sans
instruction, et parfois cet élan spirituel qui nous porte vers
Dieu est si fort qu'on en oublie tout le reste, dit Hugues de
Saint-Victor.
1. Il prie bien « en esprit et
vérité », celui qui s'est mis en prière à l'instigation de
l'Esprit, même si dans la suite, par faiblesse, il laisse son
esprit vagabonder.
2. La faiblesse naturelle de
l'esprit humain ne lui permet pas de demeurer longtemps dans
les hauteurs. Le poids de la faiblesse humaine ramène l'âme à
des régions plus basses, et l'esprit qui dans la prière était
monté vers Dieu par la contemplation, se trouve soudain errant
à l'aventure par suite de notre fragilité.
3. Si c'est de propos délibéré que
l'esprit vagabonde dans la prière, c'est un péché qui entrave
son résultat. Pour combattre ce défaut, S. Augustin recommande
: « Lorsque vous priez Dieu par des psaumes et des hymnes,
méditez dans votre coeur ce que prononce votre bouche. » Mais
la distraction involontaire n'enlève pas le fruit de la
prière, dit S. Basile: « Si, affaibli par le péché, tu ne peux
te fixer dans la prière, Dieu te pardonnera; car ce n'est pas
par négligence, mais par fragilité que tu ne peux, comme il
faudrait, demeurer en sa présence. »
XIII- La prière doit-elle être
prolongée ?
Il apparaît que l'on doit prier sans
arrêt, car le Seigneur nous dit (Lc 18, 1) : « Il faut
toujours prier sans se décourager. » Et S. Paul (1 Th 5, 17) :
« Priez sans relâche. »
Nous pouvons envisager la prière
soit en elle-même, soit dans sa cause. Celle-ci n'est autre
que le désir de charité. Ce désir doit, en nous, être continu,
qu'il soit actuel ou virtuel; car sa vertu demeure dans tout
ce que nous faisons par charité, et nous devons, dit S. Paul
(1 Co 10, 31), faire tout pour la gloire de Dieu. A ce point
de vue on doit parler d'une prière continuelle, S. Augustin le
dit : « Dans la foi et la charité, le désir incessant nous
fait prier toujours. » Mais à considérer la prière en
elle-même, on voit qu'elle ne peut être continuelle, car
d'autres occupations nous réclament. « Nous fixons donc,
explique S. Augustin des heures et des temps déterminés pour
exprimer vocalement à Dieu nos prières, afin de nous tenir
avertis par ces signes sensibles; dans la mesure où nous
progresserons dans ce désir, nous en prendrons conscience, et
nous l'exciterons plus vivement en nous. » Mais toute chose
doit se proportionner à sa fin : ainsi la dose au remède. Il
convient donc que la prière dure aussi longtemps qu'il est
utile pour exciter la ferveur du désir. Lorsqu'elle dépasse
cette mesure, au point de ne pouvoir continuer sans ennui, il
ne faut pas la prolonger. « On dit que les moines d'Égypte,
écrit S. Augustin dans la même lettre, avaient des prières
fréquentes, mais très courtes, rapides comme des flèches, afin
que cette vigilance toujours en arrêt, si nécessaire à celui
qui prie, ne se dissipe et ne s'émousse en des attentes
prolongées. Ils nous montrent aussi par là que cette tension
intérieure, comme elle ne doit pas être forcée si elle ne peut
durer, ne doit pas non plus être aussitôt rompue quand elle
est prête à se prolonger. » Cette règle de conduite exige que
si, dans la prière individuelle, on doit se proportionner à
l'élan intérieur de la personne qui prie, de même dans la
prière communautaire on doit se proportionner à la dévotion du
peuple.
1. S. Augustin nous répond : « Ce
n'est pas parler beaucoup que prier longtemps. Autre chose est
l'abondance des discours, autre chose le prolongement du
désir. Du Seigneur il est écrit qu'il passait la nuit en
prière, qu'il prolongeait sa prière, pour nous donner
l'exemple. » Et plus loin S. Augustin ajoute : « Rejetez de la
prière la multiplicité des paroles, mais non celle des
supplications, pourvu que votre désir demeure tendu avec
ferveur; car parler beaucoup, c'est dans la prière traiter du
nécessaire avec des mots inutiles. La plupart du temps, il
s'agit de gémissements plus que de discours. »
2. Le prolongement de la prière ne
consiste pas à demander beaucoup de choses, mais à s'attacher
de façon continue à en désirer une seule.
3.Le Seigneur n'a pas institué cette
prière pour nous obliger à n'employer que ces paroles. Il a
voulu nous indiquer les seuls objets que notre prière doit
viser à obtenir, que nous les exprimions ou y pensions de
n'importe quelle manière.
4. On prie continuellement soit du
fait de la continuité du désir, nous venons de le dire ; soit
parce qu'on ne manque pas de prier aux moments fixés; soit à
raison de l'efficacité de la prière, ou bien chez le priant
qui demeure plus dévot même après la prière ; soit encore chez
un autre, par exemple si par vos bienfaits vous l'invitez à
prier pour vous, alors que vous-même avez fini de prier.
XIV- La prière est-elle méritoire ?
Sur le texte du Psaume (35, 13): «
Ma prière revenait dans mon sein », la Glose écrit : « Bien
qu'elle ait été inutile pour eux, je ne suis pas privé de ma
récompense. » Or la récompense n'est due qu'au mérite. La
prière est donc méritoire.
On a dit plus haut que la prière,
outre son effet présent de consolation spirituelle, a,
relativement à l'avenir, une double efficacité: de mérite et
d'impétration. Il en va de la prière comme de tout autre acte
vertueux: elle tient sa valeur méritoire de la charité dont
elle est issue, car celle-ci a pour objet propre le bien
éternel, dont nous méritons d'avoir la jouissance. Cependant
la prière procède de la charité par l'intermédiaire de la
religion, dont la prière est l'acte, nous l'avons dit;
d'autres vertus l'accompagnent encore, qui sont requises à la
bonté de la prière: l'humilité et la foi. C'est à la religion
en effet de présenter la prière à Dieu; tandis que la charité
nous fait désirer ce dont elle demande l'accomplissement.
Quant à la foi, elle est exigée par le fait que nous nous
adressons à Dieu; pour le prier nous devons croire que nous
pouvons obtenir de lui ce que nous demandons. D'autre part
l'humilité est nécessaire à celui qui prie, car il reconnaît
son indigence. La dévotion est également nécessaire, mais elle
tient à la religion, dont elle est l'acte primordial,
nécessaire à tous ceux qui en découlent, nous l'avons dit plus
haut.
Quant à l'efficacité d'impétration,
la prière la tient de la grâce de Dieu que nous prions et qui
nous induit à prier. Comme dit S. Augustin : « Il ne nous
encouragerait pas à demander s'il ne voulait pas donner », et
S. Jean Chrysostome : « Il ne refuse jamais ses bienfaits à
qui le prie, celui qui, pour qu'on ne cesse point de prier,
nous y pousse dans sa miséricorde. »
1. Sans la grâce sanctifiante la
prière n'est pas méritoire, non plus que les autres actes
vertueux. Cependant la prière qui obtient la grâce
sanctifiante procède elle-même d'une certaine grâce, comme
d'un don gratuit; car prier, « c'est un don de Dieu », dit S.
Augustin.
2. Le mérite de la prière est
parfois relatif principalement à tout autre chose que ce
qu'on demande: son objet majeur est en effet la béatitude, et
la prière étend parfois directement sa demande à d'autres
objets, comme nous l'avons montré. Si ce qu'on demande ainsi
pour soi-même n'est d'aucune utilité pour la béatitude, on ne
le mérite pas. Il arrive même qu'à le demander et à le
désirer, on perde tout mérite, par exemple si l'on demandait à
Dieu l'accomplissement d'un péché, prière sans piété. Parfois
cependant il s'agit d'une chose inutile à notre salut, sans
qu'elle lui soit manifestement contraire. En ce cas, bien que
cette prière puisse nous mériter la vie éternelle, on ne
mérite pas d'obtenir ce qu'on demande. Aussi S. Augustin
dit-il : « Lorsque nous supplions Dieu avec foi, pour obtenir
des choses nécessaires à cette vie, c'est la miséricorde qui
nous exauce, et la miséricorde encore qui se refuse à nous
exaucer, car le médecin sait mieux que le malade ce qui est
utile à sa faiblesse. » Voilà pourquoi S. Paul ne fut pas
exaucé lorsqu'il demandait que Dieu éloigne de sa chair
l'aiguillon, parce que cela ne lui était pas avantageux. Mais
si ce qu'on demande est utile à la béatitude, parce que cela
concerne notre salut, on le mérite non seulement par la
prière, mais encore par d'autres bonnes oeuvres. C'est
pourquoi on reçoit infailliblement ce qu'on a demandé, mais
au moment où on doit le recevoir. « Il y a des demandes que
Dieu ne refuse pas, mais qu'il fait attendre pour les exaucer
au bon moment », dit S. Augustin. Toutefois, cet
accomplissement peut être empêché, si l'on ne persévère pas à
le demander, ce qui fait dire à S. Basile : « Quand vous
demandez sans recevoir, c'est que vous demandez ce qu'il ne
faut pas, ou bien sans foi, avec légèreté, ou ce qui ne vous
était pas utile, ou sans persévérance. » En effet, on ne peut
mériter en justice la vie éternelle pour autrui, comme nous
l'avons dit précédemment'. C'est pourquoi, par voie de
conséquence, on ne le peut pas non plus pour ce qui se
rapporte à la vie éternelle. C'est pourquoi on n'est pas
toujours exaucé lorsque l'on prie pour un autre, comme nous
l'avons dit plus haut.
Il y a donc quatre conditions dont
la réunion fait qu'on obtient toujours ce qu'on demande. Il
faut demander pour soi, ce qui est nécessaire au salut, avec
piété et avec persévérance.
3. Si la prière s'appuie
principalement sur la foi, ce n'est pas pour y trouver son
efficacité méritoire car pour cela elle s'appuie sur la
charité, mais c'est pour obtenir l'efficacité d'impétration.
En effet, la foi nous révèle la toute puissance et la
miséricorde divines, de qui notre prière obtient ce qu'elle
demande.
XV- La prière est-elle efficace pour
obtenir ce qu'on demande ?
S. Augustin nous dit: « Si Dieu
n'exauçait pas les pécheurs, c'est en vain que le publicain
aurait demandé : "Seigneur, prends pitié du pécheur que je
suis." » Et S. Jean Chrysostome : « Quiconque demande reçoit,
qu'il soit juste ou pécheur ».
Deux choses sont à considérer chez
le pécheur: la nature, que Dieu aime, et le péché, qu'il
déteste. Si dans sa prière c'est le pécheur comme tel qui
demande, c'est-à-dire en suivant son désir du péché, Dieu ne
l'écoute pas, par miséricorde. Mais parfois aussi il est
exaucé pour son châtiment, lorsque Dieu permet qu'il se
précipite encore davantage dans le péché. « Il y a des choses
que Dieu refuse par bonté, et qu'il accorde par colère », dit
S. Augustin. Mais quand le pécheur prie sous l'inspiration
d'un bon désir de la nature, Dieu l'exauce, non par justice
car le pécheur ne le mérite pas, mais par pure miséricorde;
pourvu toutefois que soient sauvées les quatre conditions
énumérées plus haut : demander Pour soi-même, les biens
nécessaires au salut, avec piété et avec persévérance.
1. Cette parole, explique S.
Augustin, fut prononcée par l'aveugle avant l'onction,
c'est-à-dire alors qu'il était imparfaitement éclairé. Elle
n'a donc pas valeur définitive. On pourrait toutefois
l'accepter comme vraie si on l'entendait du pécheur comme
pécheur. C'est aussi en ce sens que la prière du pécheur est
qualifiée de maudite.
2. Le pécheur ne peut prier avec
piété, si on l'entend de l'habitus vertueux qui doit informer
sa prière. Mais sa prière peut être pieuse par son objet
conforme à la piété, de même que, sans avoir l'habitus de
justice, on peut vouloir quelque chose de juste, nous l'avons
montré. Cette prière n'est pas méritoire, mais elle peut fort
bien être exaucée, car le mérite est fondé en justice, mais
l'impétration est fondée sur la grâce de Dieu.
3. Comme nous l'avons dit l'oraison
dominicale est prononcée en la personne de l’Église entière.
Aussi, celui qui la prononce en refusant de remettre les
dettes à son prochain, ne ment pas, car s'il ne dit pas la
vérité quant à sa personne, ce qu'il dit est vraie en la
personne de l'Église. Mais il est hors de celle-ci par son
fait, et cela rend sa prière infructueuse. Il arrive cependant
que des pécheurs soient prêts à remettre à leurs débiteurs, et
leurs prières sont alors exaucées, conformément à ces paroles
de l'Ecclésiastique (28, 2) : « Pardonne au prochain qui t'a
nui, et tes péchés seront remis à ta prière ».
XVI- Les différentes espèces de
prière
Il y a l'autorité de S. Paul (1 Tm
2, 1) : « je demande donc, avant tout, qu’on fasse des
demandes de prières, des supplications, des actions de grâces
pour tous les hommes… »
Trois conditions sont requises à la prière :
1° S'approcher de Dieu que l'on
prie. C'est ce que signifie le mot « prière », puisqu'il
désigne l'élévation de l'esprit vers Dieu.
2° Il faut aussi demander: ce
qu'exprime le mot « postulation ». Si c'est une demande
déterminée, c'est pour certains la « postulation » proprement
dite; si elle reste indéterminée, comme lorsqu'on demande
l'aide de Dieu, ils la nomment « supplication », et si l'on se
contente d'exposer un fait comme par exemple : « Celui que tu
aimes est malade » (Jn 11, 3), ils l'appellent « insinuation
».
3° Il faut enfin un motif d'obtenir
ce qu'on demande, et on le prend du côté de Dieu et du côté de
celui qui prie. Du côté de Dieu, c'est sa sainteté, à raison
de quoi nous demandons d'être exaucé selon Daniel (9, 18) : «
Prête l'oreille, Seigneur... en raison de tes grandes
miséricordes. » C'est le rôle de l'« obsécration » qui implore
au nom de réalités saintes, comme nous disons dans les
litanies : « Par ta naissance délivre-nous, Seigneur. » Du
côté de l'homme, la raison qu'il peut avoir d'obtenir ce qu'il
demande, c'est l' « action de grâce » : « En rendant grâce
pour les bienfaits reçus, puissions-nous en recevoir de plus
grands », dit une oraison du missel.
Nous retrouvons ces distinctions
dans les explications de la Glose sur le texte de Paul « A la
messe la consécration est précédée par des obsécrations" qui
sont un rappel des réalités saintes. La "prière" consiste dans
la consécration même, moment où l'esprit doit le plus s'élever
vers Dieu. On trouve les "postulations" dans les demandes qui
suivent, et les "actions de grâce" à la fin. » On peut
également remarquer ces quatre éléments dans bon nombre
d'oraisons de l’Église. Par exemple celle de la fête de la
Trinité, les mots: « Dieu éternel et tout-puissant »
représentent l'élévation de la prière vers Dieu; les mots: «
qui as donné à tes serviteurs » constituent l'action de grâce;
« accorde, nous le demandons... » exprime la postulation ; et
cette formule finale: « Par Jésus Christ Notre Seigneur... »
renferme l'obsécration.
On lit, il est vrai, dans les
Conférences des Pères : « L'obsécration est l'imploration pour
nos péchés ; la prière consiste dans les voeux qu'on fait à
Dieu; la postulation désigne les demandes qu'on fait pour
autrui ». Mais la première explication est meilleure.
1. C'est l'adjuration par mode de
contrainte qui est défendue; non l'obsécration qui implore
miséricorde.
2. La prière en son acception la
plus générale inclut tout ce qu'on vient de dire. Mais comme
élément distinct elle est proprement l'élévation vers Dieu.
3. Lorsque les événements sont
divers, le passé précède l'avenir. Mais un seul et même
événement est futur avant d'être passé. C'est pourquoi
l'action de grâce pour certains bienfaits précède la demande
d'autres bienfaits. Mais s'il s'agit d'un même bienfait on
commence par le demander, puis l'ayant reçu on en rend grâce.
Par ailleurs la postulation est précédée de la prière, qui
nous fait aborder celui à qui nous demandons; et la prière
elle-même suit l'obsécration qui, nous faisant considérer la
bonté divine, nous donne la hardiesse de l'approcher.
Le Notre Père
possède excellemment
les cinq qualités requises pour toute prière
d’après saint Thomas d’Aquin
I. Le Notre Père est la prière par excellence
1. - Parmi toutes les prières,
l’oraison dominicale occupe manifestement la place principale.
Elle possède en effet les cinq
qualités excellentes, requises pour la prière.
Celle-ci doit être a) confiante, b)
droite, c) ordonnée, d) dévote et e) humble.
2. - a) La prière doit être
confiante, comme saint Paul l’écrit aux Hébreux (4, 16) :
Approchons-nous donc avec assurance du tr6ne de la grâce,
dit-il, afin d’obtenir miséricorde et de trouver grâce pour un
secours Opportun.
L’oraison doit aussi procéder d’une
foi sans défaillance, d’après saint Jacques (1, 6) : L’un de
vous, déclare-t-il, manque-t-il de sagesse, qu’il la demande à
Dieu…, mais qu’il la demande avec foi, sans hésitation aucune.
Pour plusieurs raisons, le Notre
Père est la prière la plus sûre, la plus confiante.
N’est-elle pas, en effet, l’œuvre de
notre avocat, du plus sage des orants, du possesseur de tous
les trésors de la sagesse (cf. Col 2, 3), de celui dont saint
Jean a dit (1 Jean 2, 1) : Nous avons près du Père un avocat,
Jésus-Christ le Juste ? Saint Cyprien écrit dans son traité de
l’oraison dominicale : « Comme nous avons le Christ comme
avocat auprès du Père pour nos péchés, dans nos demandes de
pardon pour nos fautes, présentons en notre faveur les paroles
de notre avocat. »
L’oraison dominicale nous paraît
aussi une prière plus assurée d’être exaucée que tout autre
pour le motif suivant : Celui qui, avec son Père, écoute
favorablement cette prière, est le même qui nous l’a
enseignée ; comme il l’affirme au Psaume 90 (Vers. 15) : Il
criera vers moi et je l’exaucerai. « C’est faire au Seigneur
une prière amie, familière et dévote, dit saint Cyprien, que
de s’adresser à lui en reprenant ses propres paroles. »
Aussi en retire-t-on toujours
quelque fruit, et, selon saint Augustin, par elle Dieu permet
les péchés véniels.
3. - b) Notre prière doit, en second
lieu, être droite, c’est-à-dire qu’elle doit nous faire
demander à Dieu les biens qui nous conviennent. « La prière,
dit saint Jean Damascène, est la demande à Dieu des dons qu’il
convient de solliciter. »
Fort souvent, la prière n’est pas
exaucée pour avoir imploré des biens qui ne nous conviennent
pas vraiment. Vous demandez et vous ne recevez pas, dit saint
Jacques (4, 3), parce que vous demandez mal.
Il est bien difficile de savoir avec
certitude ce qu’il faut demander, car il l’est tout autant de
savoir ce qu’il faut désirer. Et il n’est permis de demander
dans la prière que ce qu’il est permis de désirer. Aussi bien
l’Apôtre le reconnaît, quand il écrit aux Romains (8, 26) :
Nous ne savons pas prier comme il faut, ajoutant d’ailleurs
aussitôt : mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des
gémissements ineffables.
Mais n’est-ce pas le Christ qui est
notre docteur ? C’est bien à lui de nous enseigner ce que nous
devons demander, puisque ses disciples lui dirent (Luc 11,
1) : Seigneur, apprenez-nous à prier.
Les biens qu’il nous a appris à
demander dans la prière, il est donc très convenable et très
sage de les demander. « Si nous prions d’une manière juste et
convenable, dit saint Augustin, quels que soient les termes
dont nous usons, nous ne disons rien d’autre que ce qui est
contenu dans cette Oraison dominicale. »
4. - c) En troisième lieu, la prière
doit être ordonnée et réglée, comme le désir lui-même, dont la
prière est l’interprète.
L’ordre convenable consiste en ce
que nous préférions dans nos désirs et nos prières les biens
spirituels aux biens corporels, les réalités célestes aux
réalités terrestres, conformément à la recommandation du
Seigneur (Mt 6, 33) : Cherchez premièrement le royaume de Dieu
et sa justice ; et le reste - le manger, le boire et le vivre
- vous seront donnés par surcroît.
Dans l’oraison dominicale, le
Seigneur nous a appris à observer cet ordre. On y demande en
effet d’abord les réalités célestes et ensuite les biens
terrestres.
5. - d) La prière, en quatrième
lieu, doit être fervente.
L’excellence de la dévotion, en
effet, rend le sacrifice de la prière agréable à Dieu. En
votre nom, Seigneur, j’élèverai mes mains, dit le Psalmiste
(Ps. 62, 5, 6), et mon âme se gorgera, comme de moelle et de
graisse.
La prolixité de la prière, le plus
souvent, affaiblit la dévotion ; aussi le Seigneur nous
enseigne à éviter cette prolixité superflue. Dans vos prières,
dit-il (Mt 6, 7), ne multipliez pas les paroles, comme font
les païens. Saint Augustin écrivant à Proba, dit aussi :
« Bannissez de la prière l’abondance des paroles ; cependant
ne manquez pas, si votre attention demeure fervente, de
beaucoup supplier. »
Telle est la raison pour laquelle le
Seigneur institua cette brève prière du Notre Père.
6. - La dévotion vient de la
charité, qui est inséparablement amour de Dieu et du prochain.
Cette prière du Notre Père est une
manifestation de ces deux amours. Pour montrer en effet notre
amour à Dieu, nous l’appelons « Père », et pour signifier
notre amour pour le prochain, nous prions pour tous les hommes
ensemble, en disant : notre Père, et poussés par le même
amour, nous ajoutons : remettez-nous nos offenses.
7. - e) Notre oraison doit, en
cinquième lieu, être humble, suivant cette parole du Psalmiste
(Ps. 101, 18) : Dieu a regardé la prière des humbles.
Une prière humble est une prière
sûrement exaucée. Le Seigneur nous le montre dans l’évangile
du Pharisien et du Publicain (Luc 18,9-15). Et Judith (9, 16),
priant le Seigneur, lui disait : Vous avez toujours eu pour
agréable la supplication des humbles et des doux.
Cette humilité est pratiquée dans
l’Oraison dominicale, car la véritable humilité existe, quand
quelqu’un n’attend que de la puissance divine tout ce qu’il en
doit obtenir.
II. Les heureux effets de la prière
8. - Il faut remarquer que la prière
produit trois sortes de biens.
Premièrement, elle constitue un
remède utile et efficace contre les maux. Elle nous délivre en
effet des péchés commis. Vous avez remis, Seigneur, l’iniquité
de mon péché, dit le Psalmiste (Ps. 31, 5, 6) ; c’est pourquoi
tout homme saint vous adressera sa prière. Ainsi pria le
larron sur la croix et il obtint son pardon, car Jésus lui
répondit : En vérité je te le dis, aujourd’hui tu seras avec
moi dans le Paradis (Luc 23, 43). De la même manière le
publicain pria, et il revint à sa demeure justifié (cf. Luc
18, 14).
La prière nous affranchit de la
crainte des péchés à venir, des tribulations et de la
tristesse.
Quelqu’un d’entre vous est-il dans
la tristesse dit Saint Jacques (5, 13), qu’il prie avec une
âme tranquille.
La prière nous délivre aussi des
persécutions et de nos ennemis. Il est écrit en effet au
Psaume 108 (vers. 4) : Au lieu de m’aimer, on me fait du tort,
mais moi, je vous adresse ma prière.
9. - Deuxièmement, la prière est un
moyen utile et efficace pour la réalisation de tous nos
désirs. Tout ce que vous demanderez dans la prière, dit Jésus
(Marc, 11, 24), croyez que vous le recevrez.
Et si nous ne sommes pas exaucés,
c’est ou bien parce que nous ne demandons pas avec
insistance ; il faut en effet toujours prier et ne pas se
lasser, dit le Christ Jésus (Luc 18, 1) ou bien parce que nous
ne demandons pas ce qui est le plus utile à notre salut. « Le
Seigneur est bon, dit en effet saint Augustin, souvent il ne
nous accorde pas ce que nous voulons, pour nous donner les
biens que nous préférerions posséder, si notre volonté était
davantage accordée avec la sienne. » Saint Paul en est un
exemple, car par trois fois il demanda d’être délivré d’une
douleur poignante dans sa chair et il ne fut pas exaucé (cf. 2
Co. 12,8).
10. - Troisièmement, l’oraison est
utile, parce qu’elle nous rend les familiers de Dieu. Que ma
prière, disait le Psalmiste (Ps. 140, 2), demeure devant vous,
comme un encens à l’odeur pénétrante et persistante. NOTRE
PÈRE
En latin, le premier mot de
l’oraison dominicale est : Pater, Père.
11. - Demandons-nous : Comment Dieu
est-il Père ? Et quelles sont nos obligations à son égard, du
fait de sa paternité ?
Nous l’appelons Père à cause de la
manière particulière dont il nous a créés. Il nous créa en
effet à son image et à sa ressemblance, image et ressemblance
qu’il n’imprima pas dans les autres créatures inférieures à
l’homme. Il est lui-même notre Père, dit le Deutéronome (32,
6), lui qui nous a faits et nous a créés.
Il mérite aussi le nom de Père, à
cause de sa sollicitude particulière, envers les hommes, dans
le gouvernement de l’univers. Si rien, en effet, n’échappe à
son gouvernement, celui-ci s’exerce différemment envers nous
et envers les créatures inférieures à nous. Celles-ci, il les
gouverne comme des esclaves, mais nous, il nous gouverne comme
des maîtres. Ô Père, dit le livre de la Sagesse (14, 3), votre
providence régit et conduit toutes choses ; et (Sg. 12,18)
vous disposez de nous avec beaucoup d’égards.
Dieu enfin a droit au nom de Père,
parce qu’il nous a adoptés. Tandis qu’aux autres créatures il
n’a fait que de petits présents, il nous a fait, à nous, don
de son héritage, et cela parce que nous sommes ses fils. Parce
que nous sommes ses fils, dit saint Paul (Rom 8, 17), nous
sommes ses héritiers, et (verset 15) : Vous n’avez pas reçu un
esprit de servitude pour retomber dans la crainte, mais vous
avez reçu un esprit d’adoption, qui nous fait crier : Abba,
Père.
12. - Parce que Dieu est notre Père,
nous avons envers lui une dette quadruple.
1) Nous lui devons, en premier lieu,
l’honneur. Si je suis Père, dit-il par Malachie (1, 6), où est
l’honneur qui m’est dû ?
Cet honneur consiste en trois
choses : la première regarde nos devoirs envers Dieu, la
deuxième nos devoirs envers nous-mêmes, la troisième nos
devoirs envers le prochain.
L’honneur dû au Seigneur consiste,
d’abord, à offrir à Dieu le don de la louange, suivant ce qui
est écrit (Ps. 49, 23) : Le sacrifice de la louange
m’honorera. Cette louange doit se trouver non seulement sur
les lèvres, mais aussi dans le cœur. Il est dit en effet dans
Isaïe (29, 13) : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur
est loin de moi.
L’honneur dû à Dieu consiste,
deuxièmement, dans la pureté de notre corps, car l’Apôtre
écrit (l Co 6, 20) : Glorifiez et portez Dieu dans votre
corps.
Il consiste, enfin, cet honneur,
dans l’équité de nos jugements sur le prochain. Le Psaume 98
(Vers. 4) dit en effet : L’honneur du roi aime la justice.
13. - 2) Nous devons, en second
lieu, imiter Dieu, parce qu’il est notre Père. Vous
m’appellerez. Père, dit le Seigneur en Jérémie (3, 9), et vous
ne cesserez de marcher après moi.
L’imitation de Dieu, pour être
parfaite, requiert trois choses.
La première est l’amour. Soyez, dit
saint Paul (Ep 5, 1-2), des imitateurs de Dieu, tels des
enfants bien-aimés, et marchez dans l’amour. Et cet amour doit
se trouver dans notre cœur.
La seconde, c’est la miséricorde.
L’amour doit en effet s’accompagner de miséricorde, suivant
cette recommandation de Jésus (Luc 6, 36) : Soyez
miséricordieux. Et cette miséricorde doit se montrer par les
œuvres.
L’imitation de Dieu requiert
troisièmement la perfection, parce que dilection et perfection
doivent être parfaites. C’est en effet après avoir parlé des
dispositions et des œuvres serviles que le Seigneur a dit dans
le sermon sur la Montagne (Mt, 5, 48) : Soyez parfaits comme
votre Père céleste est parfait.
14. - 3) Nous devons, en troisième
lieu, l’obéissance à notre Père. Nos pères selon la chair, dit
saint Paul (Hebr 12, 9), nous ont corrigés et nous les
respections ; à combien plus forte raison devons-nous nous
soumettre au Père des esprits.
L’obéissance est due au Père céleste
à cause de son souverain domaine ; il est en effet le Seigneur
par excellence. Aussi les Hébreux au pied du Sinaï
déclarèrent-ils à Moïse (Ex 24, 7) : Tout ce qu’à dit le
Seigneur nous le mettrons en pratique et nous obéirons.
Notre obéissance est fondée ensuite
sur l’exemple du Christ. Lui, le vrai Fils de dieu, dit saint
Paul (Phil 2, 8) s’est fait obéissant à son Père jusqu’à la
mort.
Le troisième motif de notre
obéissance est enfin notre intérêt. David, en effet, dit de
Dieu (2 Rois 6, 21) : Je jouerai devant le Seigneur qui m’a
choisi.
15. - 4) En quatrième lieu, et
toujours parce que Dieu est notre père, nous lui devons d’être
patients, quand il nous châtie. Mon fils, disent les Proverbes
(3, 11-12), ne rejette pas la correction du Seigneur ; ne
faiblis pas, quand il te corrige. Le Seigneur en effet châtie
celui qu’il aime et il se complait en lui, comme un Père en
son fils.
16. - Le Seigneur nous prescrit de
dire à son Père, dans l’Oraison dominicale, non pas « Père »,
mais « Notre Père ». Ce faisant, il nous montre quels sont nos
devoirs envers nos proches.
A nos proches, nous devons,
premièrement, l’amour, parce qu’ils sont nos frères ; tous, en
effet, sont fils de Dieu. Qui n’aime pas son frère qu’il voit,
dit saint Jean (1 Jean 4, 20), comment peut-il aimer Dieu
qu’il ne voit pas ?
En second lieu, nous devons à nos
semblables le respect. N’avons-nous pas tous un Père unique,
dit Malachie (2, 10). N’est-ce pas un seul Dieu qui nous a
créés ? Pourquoi donc chacun de vous méprise-t-il son frère ?
Et saint Paul écrit aux Romains (12,10) : Prévenez-vous
d’honneur les uns les autres.
L’accomplissement de ce double
devoir nous procure un avantage très désirable, puisque le
Christ, dit saint Paul (He 5, 9), est devenu pour tous ceux
qui lui obéissent principe de salut éternel.
QUI EST DANS LES CIEUX
17. - Parmi les dispositions
nécessaires à celui qui prie, la confiance a une importance
considérable. Que celui qui fait une demande à Dieu, dit en
effet saint Jacques (1, 6), la lui adresse avec foi, sans
hésitation aucune.
Le Seigneur, au début de l’oraison
qu’il nous à enseignée, expose les motifs qui font naître la
confiance.
C’est d’abord la bienveillance du
Père. Aussi le Seigneur dit-il : Notre Père. Si vous, dit le
même Seigneur (Luc 11, 13), tout mauvais que vous êtes, savez
donner à vos fils de bonnes choses, combien plus votre Père
céleste vous donnera du haut du ciel, à vous qui le lui
demandez, son bon Esprit.
Un autre motif de confiance, c’est
la grandeur de la puissance du Père ; ce qui fait dire au
Seigneur, non pas simplement : Notre Père, mais : Notre Père,
qui êtes dans les cieux. Le psalmiste dit de même à Dieu (Ps.
122, 1) : J’ai élevé mes yeux vers vous, qui habitez dans les
cieux.
18. - Le Seigneur a employé
l’expression « qui êtes dans les cieux » pour trois raisons
différentes.
En premier lieu, cette expression a
pour objet de nous préparer à la prière, comme nous le
commande l’Ecclésiastique (18, 2-3) : Avant la prière, prépare
ton âme. Assurément la pensée que notre Père est dans les
cieux, c’est-à-dire dans la gloire céleste, nous prépare à lui
adresse nos demandes.
Dans la promesse du Seigneur à ses
Apôtres (Mth 5, 12) : votre récompense sera grande dans les
Cieux, l’expression « dans les cieux » a également le sens de
« dans la gloire céleste ».
La préparation à la prière se
réalise par l’imitation des réalités célestes car le, fils
doit imiter son père. Aussi saint Paul écrit-il aux
Corinthiens (1 Co 15, 49) : Comme nous avons revêtu l’image de
l’homme terrestre, il nous faut aussi revêtir l’image de
l’homme céleste.
La préparation à la prière requiert
aussi la contemplation des choses célestes. Les hommes en
effet ont coutume de diriger leur pensée plus fréquemment vers
le lieu où est leur père et ou se trouvent les autres êtres,
objet de leur amour, suivant cette parole du Seigneur (Mt 6,
21) : Là où est ton trésor, là est aussi ton cœur. C’est
pourquoi l’Apôtre écrivait aux Philippines l, 20 : Notre
demeure à nous est dans les cieux.
La préparation à la prière réclame
enfin que nous aspirions aux choses célestes. A celui qui est
dans les cieux en effet, nous ne devons demander que les
choses célestes, suivant ces paroles de saint Paul (Col 3,
1) : Cherchez les choses d’en haut, là ou est le Christ.
19. - En second lieu, les paroles :
Notre Père, qui êtes aux cieux peuvent se rapporter à la
facilité de Dieu à entendre notre prière, du fait de sa
proximité par rapport à nous. Ces paroles « Notre Père qui
êtes aux cieux » signifie alors : notre Père qui êtes dans les
saints ; Dieu en effet habite en eux. Jérémie le dit au
Seigneur (14, 9) : Seigneur, vous êtes en nous. Les saints
sont effectivement appelés cieux, d’après ces paroles du
Psaume 18 (Vers. 2) : Les cieux racontent la gloire de Dieu.
Or Dieu habite dans les saints par
la foi. Saint Paul écrit en effet aux Ephésiens 3, 17 : Que le
Christ habite dans vos cœurs par la foi. Il habite également
dans les saints par la charité. Celui en effet qui demeure
dans la charité, dit saint Jean (1 Jean 4, 16), demeure en
Dieu et Dieu en lui.
Dieu demeure aussi dans les saints,
par l’accomplissement des commandements. Si quelqu’un m’aime,
déclare le Seigneur (Jn 14, 23), il gardera ma parole, et nous
viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.
20. - En troisième lieu, les
paroles : « qui êtes aux cieux » peuvent se rapporter à la
toute puissance du Père pour nous exaucer. Dans ce cas, le mot
cieux désigne les cieux matériels et visibles ; non que nous
voulions signifier que Dieu y soit renfermé, car il est écrit
(2 Rois, 18, 27) : Voici que les cieux et les cieux des cieux
ne peuvent vous contenir ; mais ces paroles : « qui êtes dans
les cieux » montrent :
a) que Dieu, par son regard, est
clairvoyant et pénétrant, parce qu’il voit de très haut. Il a
regardé de sa sainte hauteur, dit le Psaume 101 (Vers. 20) ;
b) qu’il est sublime dans son
pouvoir, selon cette parole (Ps. 102, 19) : Le Seigneur a
disposé son trône dans les cieux ;
c) qu’il est stable dans son
éternité, selon ces autres paroles (Ps. 101, 13 et 28) :
Seigneur, vous demeurez éternellement et vos années n’ont pas
de fin. C’est pourquoi il est dit du Christ (Ps. 88, 30) : Son
trône est comme le jour du ciel, c’est-à-dire sans fin, comme
la durée de ce qui est céleste. Et le Philosophe vient
confirmer de son autorité la justesse de cette comparaison,
lorsqu’il remarque dans son traité « Du ciel » : « C’est à
cause de son incorruptibilité que le ciel a été regardé par
tous comme étant la demeure des purs esprits ».
21. - Ces paroles, adressées à notre
Père : Qui êtes dans les cieux nous donnent, au moment de la
prière, un triple motif de confiance, confiance qui repose :
o
a. sur sa puissance,
o
b. sur l’amitié de ce
Dieu, que nous invoquons et
o
c. sur la convenance
de notre demande.
a) La puissance du Père que nous
implorons nous est suggérée par l’expression : Qui êtes dans
les cieux, si, par les cieux, nous entendons les cieux
matériels et visibles. Sans doute Dieu n’est pas renfermé dans
ces cieux matériels ; il le dit en Jérémie (23, 24) : Je
remplis le ciel et la terre. On dit toutefois : « il est dans
les cieux », pour insinuer et la vertu de sa puissance et la
sublimité de sa nature.
22. - Contre ceux qui affirment :
tout arrive nécessairement par l’influence des corps célestes,
si bien qu’il est inutile de demander quoi que ce soit à Dieu
par la prière, - quelle sottise ! - nous disons à Dieu : « qui
êtes dans les cieux » et vous y êtes, par la vertu de votre
puissance, comme le Maître de ces mêmes cieux et des étoiles,
suivant cette parole (Ps. 102, 19) Le Seigneur a préparé son
trône dans le ciel.
23. - C’est également contre ceux
qui dans leurs prières se construisent et se composent des
images corporelles de Dieu et à leur intention, que nous
disons : Qui êtes dans les cieux. De la sorte, ‘par ce qu’il y
a de plus élevé dans les choses sensibles, nous leur montrons
la sublimité de Dieu, surpassant tellement toutes choses, y
compris le désir et l’intelligence des hommes, que tout ce que
l’on peut penser et désirer est inférieur à Dieu. C’est
pourquoi il est dit dans Job (32, 26) : Dieu est grand et
dépasse notre science, et le Psalmiste écrit (Ps. 112, 4) : Le
Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations, et Isaïe
déclare (40, 18) : A qui avez-vous égalé Dieu ?
24. - b) Plusieurs ont prétendu que
Dieu, à cause de son élévation, ne prend pas soin des choses
humaines. Il faut au contraire penser qu’il est proche de
nous, bien plus, qu’il est présent intimement en nous. Cette
familiarité de Dieu avec l’homme nous est signifiée par ces
paroles de l’Oraison dominicale : vous, qui êtes dans les
cieux, à condition de l’entendre ainsi : vous, qui êtes dans
les saints. Les saints en effet sont des cieux, d’après cette
parole du Psaume 18 (Vers. 2) : Les cieux racontent la gloire
de Dieu. Il est dit aussi en Jérémie (14, 9) : Vous êtes en
nous, Seigneur.
25. - Cette intimité de Dieu avec
les hommes nous inspire deux motifs de confiance quand nous
prions le Seigneur.
Le premier s’appuie sur cette
proximité divine, que le Psalmiste montre par ces paroles (Ps.
144, 18) : Le Seigneur est proche de ceux qui l’invoquent.
C’est pourquoi le Seigneur nous donne cet avertissement (Mt 6,
6) : Pour vous, quand vous priez, entrez dans votre chambre,
c’est-à-dire, dans l’intérieur de voire cœur.
Le deuxième motif de confiance
repose sur le patronage des saints, par l’intercession
desquels nous pouvons obtenir ce que nous demandons. Job (5,
1) dit en effet : adressez-vous à quelqu’un des saints, et
saint Jacques (5, 16) : Priez les uns pour les autres, afin
d’être sauvés.
26. - c) Si, en disant au Père
céleste : vous, qui êtes dans les cieux, nous pensons que les
cieux désignent les biens spirituels et éternels, objet de la
béatitude, alors notre désir des choses célestes s’enflamme.
Notre désir doit en effet tendre là où est notre Père, car là
aussi est notre héritage. Saint Paul dit aux fidèles :
Cherchez les biens d’en haut (Col 3,
1) et saint Pierre (1 Pierre 1, 4) nous parle de cet héritage
incorruptible qui nous est réservé dans les cieux.
La pensée que le Père est notre Bien
spirituel éternel, l’objet de notre béatitude, nous invite
avec force à mener une vie céleste, afin que nous lui
devenions conformes. Tel est le céleste, tels aussi seront les
célestes, déclare en effet l’Apôtre (l Co 15, 48).
Ces deux choses, - le désir de la
béatitude du ciel, et une vie céleste, - nous disposent
incontestablement à bien prier le Seigneur et à lui adresser
une oraison digne de sa Majesté.
Première demande : QUE VOTRE NOM
SOIT SANCTIFIE
27. - Telle est la première demande.
Elle nous fait prier le Père céleste que son nom soit en nous
manifesté et par nous proclamé.
Or le nom de Dieu est, tout d’abord,
admirable, parce qu’en toutes créatures il opère des œuvres
merveilleuses. C’est pourquoi le Seigneur déclare dans l’Evangile
(Mc 16, 17) : En mon nom, ils expulseront les démons, ils
parleront des langues nouvelles, et s’ils boivent quelque
poison mortel, il ne leur fera aucun mal.
28. - En second lieu, le nom de Dieu
est aimable. Il n’est sous le ciel, dit saint Pierre (Ac 4,
12), aucun autre nom, parmi ceux qui ont été donnés aux
hommes, qui puisse nous sauver. Or, tous se doivent d’aimer le
salut ; et saint Ignace nous offre un exemple de cet amour. Il
aima si ardemment le nom du Christ que, l’empereur Trajan
l’ayant sommé de renier ce nom, il répondit : « Vous ne
pourrez pas l’ôter de ma bouche ». Le tyran le menaça alors de
lui trancher la tête et de retirer de la sorte le Christ de
ses lèvres. « Si vous l’enlevez de ma bouche, réplique le
bienheureux, vous ne pourrez jamais l’arracher de mon cœur ;
j’ai en effet son nom gravé sur mon cœur ; c’est pourquoi je
ne puis pas cesser de l’invoquer ». Trajan entendit ces
paroles et, désireux d’en vérifier l’exactitude, il fit
trancher la tête du serviteur de Dieu, puis il ordonna
d’extraire son cœur et sur ce cœur on trouva le nom du Christ
gravé en lettres d’or. Le Saint, en effet, avait placé ce nom
sur son cœur, comme un sceau.
29. - En troisième lieu, le nom de
Dieu est vénérable. L’Apôtre affirme en effet (Phil 2, 10) :
Qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre
et dans les enfers : au ciel, dans le monde des Anges et des
Bienheureux, sur la terre, chez les hommes vivant ici-bas,
soit qu’ils désirent acquérir la gloire céleste, soit qu’ils
craignent un châtiment et veuillent l’éviter, et dans les
enfers, dans le monde des damnés, qui, eux, se prosternent
avec effroi devant Jésus-Christ.
30. - En quatrième lieu, le nom de
Dieu est inexprimable, en ce sens qu’aucune langue n’est
capable d’en exprimer toute la richesse.
On tente cependant de le faire à
l’aide des créatures. Ainsi donne-t-on à Dieu le nom de
rocher, en raison de sa fermeté. Et notons que si le Seigneur
donna à Simon, futur fondement de l’Eglise, le nom de Pierre (Mc
3, 16), c’est précisément parce que sa foi en la divinité de
Jésus (cf. Mt 16, 18) devait le faire participer à sa divine
fermeté.
On désigne Dieu par le nom de feu,
en raison de sa vertu purificatrice ; de même en effet que le
feu purifie les métaux, Dieu purifie le cœur des pécheurs.
C’est pourquoi il est dit dans le Deutéronome (4, 24) : Votre
Dieu est un feu consumant.
On appelle encore Dieu : lumière, à
cause de la faculté qu’il possède d’illuminer ; comme la
lumière en effet éclaire les ténèbres, ainsi Dieu illumine les
ténèbres de l’esprit. Aussi le Psalmiste dans sa prière dit au
Seigneur (Ps. 17, 29) : Mon Dieu, illuminez mes ténèbres.
31. - Nous demandons donc que ce nom
de Dieu soit manifesté, qu’il soit connu et tenu pour saint.
Le mot saint a trois significations.
Saints, d’abord, veut dire ferme,
solide, inébranlable. Ainsi tous les Bienheureux qui habitent
le ciel sont appelés saints, parce qu’ils sont, par la
félicité éternelle, rendus inébranlables. En ce sens, il n’y a
pas en ce monde de saints ; les hommes en effet y sont
continuellement mobiles. « Seigneur, disait saint Augustin, je
me suis éloigné de vous et j’ai beaucoup erré ; je me suis
éloigné de votre stabilité ».
32. - Saints, en deuxième lieu,
signifie ce qui n’est pas terrestre. C’est pourquoi les
saints, qui vivent dans le ciel, n’ont aucune affection pour
les choses terrestres. Je ne vois en tout qu’immondices,
disait saint Paul (Phil 3, 8), afin de gagner le Christ.
Par le mot terre, on désigne les
pécheurs. Premièrement, parce que la terre fait germer. Si on
ne la cultive pas, des épines et des chardons, comme il est
écrit dans la Genèse (3, 18) ; il en va de même de l’âme du
pécheur ; si elle n’est pas cultivée par la grâce, elle ne
produit que les chardons et les épines des péchés.
En second lieu, la terre désigne les
pécheurs à cause de son obscurité naturelle et de son opacité,
symbole de l’âme ténébreuse et opaque des pécheurs. Il est dit
en effet dans la Genèse (1, 2) : Les ténèbres couvraient la
face de l’abîme.
En troisième lieu, la terre est
l’image des pécheurs, parce que, si elle n’est pas agglutinée
par de l’eau, elle se divise et se désagrège, elle se
pulvérise et devient sèche ; car le Seigneur a établi la terre
sur les eaux, d’après les paroles du Psalmiste (Ps. 135, 6) :
Dieu a affermi la terre sur l’eau. Ainsi l’humidité de l’eau
remédie à l’aridité et à la sécheresse de la terre. De même le
pécheur, privé de la grâce, n’a plus qu’une âme sèche et
aride, ainsi que le constatait l’auteur du Psaume 142 (Vers.
6) : Mon âme, dit-il, est une terre sans eau.
33. - Enfin, troisièmement, saint
signifie « teint de sang ». Aussi les saints qui sont dans le
ciel sont appelés saints, parce qu’ils sont teints de sang,
suivant ces paroles de l’Apocalypse (7, 14) : Ceux-là qui sont
revêtus de robes blanches sont ceux qui viennent de la grande
tribulation et qui ont lavé leurs vêtements dans le sang de
[‘Agneau. De ces bienheureux il est dit également (Ap 1, 5) :
Jésus, qui nous a aimés, nous a lavés de nos péchés par son
sang.
Deuxième demande : QUE VOTRE REGNE
ARRIVE
34. - Comme il a été dit, l’Esprit-Saint
nous fait droitement aimer, désirer et demander ce qu’il
convient d’aimer, de désirer, de demander (n° 3).
Cet Esprit produit en nous d’abord
la crainte, qui nous porte à rechercher la sanctification du
nom de Dieu.
Il nous accorde ensuite un autre
don : le don de piété. La piété est proprement une affection
tendre et dévouée pour un père et aussi pour tout homme plongé
dans la misère.
Comme Dieu est bien notre Père, nous
devons donc non seulement le vénérer et le craindre, mais
aussi nourrir pour lui une affection tendre et délicate. C’est
cette affection qui nous fait demander l’avènement du règne de
Dieu. La grâce de Dieu est apparue…, déclare saint Paul (Tit
11, 11-13), nous enseignant à vivre avec modération, justice
et piété dans le temps présent, dans l’attente de la
bienheureuse espérance et de l’apparition glorieuse de notre
grand Dieu.
35. - Mais on pourrait se poser la
question : Le règne de Dieu a toujours existé, pourquoi donc
demandons-nous son avènement ?
Il faut répondre : cette demande :
Que votre règne arrive peut s’entendre de trois manières. a)
En premier lieu, le règne de Dieu, sous sa forme achevée,
suppose la parfaite soumission de toutes choses à Dieu.
Il arrive parfois qu’un roi ne
possède que le droit de régner et de commander ; et cependant
il ne semble pas encore être roi effectivement, parce que ses
sujets ne lui sont pas encore soumis. Il n’apparaîtra vraiment
roi et seigneur, que le jour où les sujets de son royaume lui
obéiront.
Sans aucun doute Dieu, par lui-même
et par tout ce qu’il est, est Maître de l’univers ; et le
Christ, du fait qu’il est Dieu, et même en tant qu’homme,
tient de Dieu d’être, lui aussi, le Seigneur de toutes choses.
L’Ancien des jours, est-il dit dans Daniel (7, 14), lui a
donné la puissance, l’honneur et la royauté. Il faut donc que
tout lui soit soumis. Mais il n’en est pas encore ainsi ; cela
se réalisera à la fin du monde. Il est écrit en effet (l Co
15, 25) : Il faut qu’il déploie son règne, jusqu’à ce qu’il
ait placé tous ses ennemis sous ses pieds. Voilà pourquoi nous
demandons et nous disons : Que votre règne arrive.
36. - Et ce faisant, nous demandons
trois choses, à savoir :
o
Que les justes se
convertissent,
o
Que les pécheurs
soient punis et
o
Que la mort soit
détruite.
Les hommes sont soumis au Christ de
deux manières. Ils le sont, ou bien volontairement, ou bien
contre leur gré. La volonté de Dieu possède en effet une
efficacité telle, qu’elle ne peut pas ne pas s’accomplir
totalement. Et puisque Dieu veut que toutes choses soient
soumises au Christ, il faudra nécessairement, ou que l’homme
accomplisse la volonté de Dieu, en se soumettant à ses
commandements - ce que font les justes - ou que Dieu réalise
sa volonté sur tous ceux qui lui désobéissent, c’est-à-dire
sur les pécheurs et sur ses ennemis, en les punissant. Et cela
aura lieu à la fin du monde, quand il placera tous ses ennemis
sous ses pieds (cf. Ps. 109, 1). Et c’est pourquoi il est
donné aux saints de demander à Dieu la venue de son règne,
c’est-à-dire leur totale soumission à sa royauté. Mais pour
les pécheurs, la demande de la venue du règne de Dieu est
propre à faire frémir, puisque c’est la demande de leur
soumission aux supplices, requis par le vouloir divin. Malheur
à ceux (des pécheurs) qui désirent le jour du Seigneur, dit
Amos (5, 18).
L’arrivée du règne de Dieu, à la fin
des temps, sera aussi la destruction de la mort. Le Christ en
effet est la vie ; aussi la mort - qui est contraire à la vie
- ne peut exister dans son royaume, conformément à cette
parole (1 Co 15, 26) : La mort, son ennemie, sera détruite en
dernier lieu, c’est-à-dire, lors de la résurrection, lorsque,
suivant la parole de saint Paul (Ph 3, 21), le Sauveur
transformera notre corps de misère pour le rendre semblable à
son corps de gloire.
37. - b) En second lieu, le règne
des cieux désigne la gloire du paradis.
Il n’y a là rien d’étonnant ; car
règne ne signifie rien d’autre que gouvernement. Un
gouvernement atteint son plus haut point d’excellence, lorsque
rien ne vient plus faire obstacle à la volonté de celui qui
gouverne.
Or la volonté de Dieu est le salut
des hommes, car Dieu veut les sauver tous (cf. 1 Tim 2, 4).
Cette volonté divine s’accomplira surtout dans le paradis, où
il n’y aura rien de contraire au salut des hommes ; car, dit
le Seigneur (Mt 13, 41), les Anges mettront hors de son
royaume tous les scandales. Dans ce monde, au contraire,
abondent les obstacles au salut des hommes.
Quand donc nous demandons à Dieu :
Que votre règne arrive, nous le prions de nous faire triompher
de ces obstacles pour nous donner part à son royaume céleste
et à la gloire du paradis.
38. - Trois motifs rendent ce
royaume extrêmement désirable.
Le premier est la souveraine justice
qui y règne. Parlant du peuple qui habite ce royaume, le
Seigneur déclare en Isaïe (60, 21) qu’il ne sera composé que
de justes. Ici-bas les méchants sont mélangés aux bons, mais
là-haut il n’y aura aucun méchant et aucun pécheur.
39. - Le deuxième motif qui rend ce
royaume désirable, est la très parfaite liberté (lui y est le
partage de tous les élus.
Ici-bas tous désirent la liberté
sans la posséder pleinement ; mais au ciel on jouit d’une
liberté pleine et entière, sans la plus petite servitude. La
création elle-même, dit saint Paul (Rom 8, 21), sera (alors)
affranchie de l’esclavage de la corruption, pour connaître la
glorieuse liberté des enfants de Dieu.
Et non seulement tous les élus
possèderont la liberté, mais ils seront rois, selon cette
parole de l’Apocalypse (5, 10), adressée à Jésus : De ceux que
vous avez rachetés, vous avez fait pour notre Dieu un royaume
et des prêtres, et ils règneront sur la terre.
Ils seront tous rois, parce qu’ils
auront, avec Dieu, une seule volonté ; Dieu voudra tout ce que
les saints voudront et les saints voudront tout ce que Dieu
aura voulu. Ils règneront donc tous, parce que la volonté de
tous se fera, et Dieu sera leur couronne à tous, selon cette
parole d’Isaïe (28, 5) : En ce jour le Seigneur des armées
sera pour le reste de son peuple une couronne de gloire et un
diadème de joie.
40. - En troisième lieu, le royaume
des cieux est on ne peut plus désirable, à cause de la
merveilleuse abondance de ses biens. L’œil n’a pas vu, dit
Isaïe au Seigneur (64, 4), hormis vous seul, ce que vous avez
préparé à ceux qui vous attendent. Dieu, dit de son côté le
Psalmiste (Ps. 102, 5), vous comblera de biens selon votre
désir.
Et il faut remarquer ceci : L’homme
trouvera « en Dieu seul » tout, beaucoup plus excellemment et
plus parfaitement que tout ce qu’il cherche « en ce monde ».
Si vous cherchez la délectation,
vous trouverez, en Dieu, la délectation suprême. Si vous
cherchez les richesses, en Dieu, vous trouverez surabondamment
tout ce dont vous aurez besoin et tout ce qui est la raison
d’être des richesses. Et il en est de même pour les autres
biens. « L’âme, qui commet cette fornication de s’éloigner de
vous pour rechercher hors de vous des biens, ne trouve ces
biens dans toute leur pureté et limpidité, que si elle revient
à vous », reconnaissait saint Augustin dans ses Confessions.
41. - c) Le troisième motif de
demander à Dieu la venue de son règne, c’est que parfois le
péché règne et triomphe en ce monde.
Contre cette calamité, saint Paul
s’élevait.
Que le péché, disait-il aux Romains
(6, 12), ne règne pas dans votre cœur.
Ce malheur arrive, lorsque l’homme
est ainsi disposé qu’il suit aussitôt sans résistance et
jusqu’au bout son inclination au péché.
Dieu doit régner dans notre cœur et
il y règne effectivement lorsque nous sommes prêts à lui obéir
et à observer tous ses commandements.
Quand donc nous demandons la venue
du règne de Dieu, nous demandons que ne règne plus en nous le
péché, mais Dieu seul et pour toujours.
42. - Par cette demande de la venue
du règne de Dieu, nous parviendrons à la béatitude proclamée
par le Seigneur (Mt 5, 4) : Bienheureux les doux.
En effet, d’après la première
explication du « Que votre règne arrive » (n° 35 a), l’homme,
du fait qu’il désire voir Dieu reconnu Maître souverain de
tout, ne se venge pas de l’Injure subie, mais réserve ce soin
à Dieu ; car, en se vengeant, il rechercherait son triomphe
personnel et non la venue du règne de Dieu.
D’après la deuxième explication
(n° 37), si vous attendez ce règne de Dieu, c’est-à-dire la
gloire du paradis, vous ne devez pas, perdant les biens de ce
monde, vous laisser aller à l’inquiétude.
De même, si dans la ligne de la
troisième explication (n° 41), vous demandez que règnent en
vous Dieu et son Christ, comme Jésus fut très doux, ainsi
qu’il le dit lui-même (Mt 11, 29), vous devez, vous aussi,
être doux et imiter les Hébreux dont saint Paul a dit (He 10,
34) : Ils acceptèrent joyeusement d’être dépouillés de leurs
biens.
Troisième demande : QUE VOTRE
VOLONTÉ SOIT FAITE SUR LA TERRE COMME AU CIEL
43. - L’Esprit-Saint produit en nous
un troisième don, appelé le don de science.
L’Esprit-Saint lui-même, en effet,
ne produit pas seulement dans les bons le don de crainte et de
piété, qui est, comme nous l’avons vu précédemment (n° 34), un
amour délicat pour Dieu ; il rend aussi l’homme sage.
David demandait le don de la science
par ces paroles (Ps. 118, 66) : Seigneur, enseignez-moi la
bonté, la sagesse et la science. Et c’est effectivement cette
science du bien vivre que le Saint-Esprit nous a enseignée.
Parmi les dispositions qui
contribuent à la science et à la sagesse de l’homme, la plus
importante est cette sagesse qui porte l’homme à ne pas
s’appuyer sur son propre sens. Ne /Jo us reposez pas sur votre
prudence, est-il recommandé dans les Proverbes (3, 5). Ceux en
effet qui présument de leur propre jugement, au point de ne se
fier qu’à eux-mêmes, et non aux autres, sont considérés comme
des insensés, et ils le sont véritablement. Avez-vous vu un
homme sage à ses propres yeux, déclarent les Proverbes (26,
12), il faut plus espérer d’un insensé que de lui.
Si un homme ne se fie pas à son
propre jugement, il le doit à son humilité, car les Proverbes
(11, 2) enseignent que là où se trouve l’humilité, se
rencontre aussi la sagesse. Les orgueilleux, au contraire, ont
en eux une confiance exagérée.
44. - Le Saint -Esprit nous enseigne
donc, par le don de science, à ne pas faire notre volonté,
mais la volonté de Dieu. Par ce don, en effet, nous demandons
à Dieu que sa volonté se fasse sur la terre comme au ciel. Et
en ceci se manifeste le don de science.
Quand nous disons à Dieu : Que votre
volonté soit faite, il en est de nous comme d’un malade, qui
accepte quelque remède amer, prescrit par son médecin ; il ne
le veut pas absolument, mais dans la mesure où le médecin le
veut ; autrement, s’il le voulait de sa seule volonté, il
serait un insensé. Nous de même, nous ne devons rien demander
à Dieu, si ce n’est la réalisation de ses vouloirs sur nous,
c’est-à-dire l’accomplissement de sa volonté en nous.
Le cœur de l’homme, en effet, est
droit, dès lors qu’il s’accorde avec la volonté divine. Le
Christ, lui, a réalisé cet accord entre sa volonté et la
volonté divine. Je suis descendu du ciel, dit-il (Jn 6, 38),
non pour faire ma volonté, mais pour accomplir la volonté de
celui qui m’a envoyé. Le Christ, en effet, n’a, en tant que
Dieu, qu’une seule et même volonté avec son
Père ; mais, en tant qu’homme, il a
une volonté distincte de celle de son Père. C’est en parlant
de cette volonté-ci, qu’il avait déclaré : Je ne fais pas ma
volonté, mais celle de mon Père. Et c’est aussi pourquoi il
nous apprend à prier et à demander : Que votre volonté soit
faite.
45. - Mais quelle est la raison
d’être de cette prière : Que votre volonté soit faite ?
N’est-il pas dit de Dieu au Psaume
113 (Vers. 3) : Tout ce qu’il veut, il l’accomplit ? Si Dieu
fait tout ce qu’il veut, au ciel et sur la terre, pourquoi
Jésus dit-il : Que votre volonté soit faite sur la terre comme
au ciel ?
46. - Pour comprendre l’à-propos de
cette demande, il faut savoir que Dieu veut pour nous trois
choses, dont notre prière demande la réalisation.
a) En premier lieu, Dieu veut pour
nous la possession de la vie éternelle.
Quiconque en effet accomplit quelque
chose pour une fin déterminée, veut que cette chose atteigne
la fin pour laquelle il l’accomplit. Or Dieu fit l’homme, mais
non pas sans dessein. Il est écrit, en effet (Ps. 88, 48) :
Serait-ce pour rien, Seigneur, que vous avez créé tous les
enfants des hommes ? Dieu créa donc les hommes pour une fin.
Cette fin, ce ne sont pas les voluptés, car les animaux, eux
aussi, en jouissent, mais c’est la possession de la vie
éternelle (cf. Jn 3, 16 ; 10, 10).
La volonté de Dieu pour l’homme est
donc qu’il entre en possession de la vie éternelle.
47. - Quand une chose atteint ce
pourquoi elle a été faite, on dit d’elle qu’elle est sauve ;
lorsqu’elle ne l’atteint pas, on dit d’elle qu’elle est
perdue.
Or, l’homme a été fait par Dieu pour
la vie éternelle. Lors donc qu’il y parvient, il est sauvé ;
et telle est la volonté du Seigneur sur lui. C’est la volonté
de mon Père qui m’a envoyé, dit Jésus (Jn 6, 40), que
quiconque voit le Fils et croit en lui, possède la vie
éternelle.
Cette volonté est déjà accomplie
dans les Anges et dans les saints, qui vivent dans la patrie
céleste, car ils voient Dieu, le connaissent et jouissent de
lui.
Mais nous, nous désirons que, comme
la volonté divine s’est accomplie dans les Bienheureux qui
sont au ciel, elle s’accomplisse aussi en nous, qui sommes sur
la terre. Et notre désir, nous en demandons la réalisation au
Père céleste par cette prière : Que votre volonté soit faite
en nous, qui sommes sur la terre, comme elle est faite dans
les saints, qui sont au ciel.
48. - b) En second lieu, la volonté
de Dieu à notre égard est que nous observions ses
commandements.
Quelqu’un en effet désire-t-il un
bien, non seulement il veut ce bien, objet de son désir, mais
il veut aussi tous les moyens nécessaires à son obtention.
Ainsi le médecin, pour obtenir au malade la santé, veut pour
lui la diète, les remèdes et autres choses de ce genre.
Or Dieu veut ‘pour nous la
possession de la vie éternelle.
Au jeune homme qui lui demande (Mt
19, 17) : Que dois-je faire de bon pour avoir en héritage la
vie éternelle ? Jésus répond : Si tu veux entrer dans la vie
éternelle, garde les commandements.
Saint Paul écrit à ce propos (Rom
12, 1-2) : Que votre obéissance soit spirituelle ;
puissiez-vous expérimenter quelle est la volonté de Dieu,
bonne, agréable et parfaite.
Bonne, cette volonté de Dieu, elle
l’est, puisqu’elle est utile. Moi, le Seigneur, dit Dieu (Is
48, 17), je vous apprends des choses utiles.
Agréable, la volonté divine l’est à
celui qui aime ; et si elle est rebutante pour celui qui
n’aime pas, pour ses amants, du moins, elle est délectable. La
lumière s’est levée pour le juste, dit le Psalmiste (Ps. 96,
11), la joie pour les cœurs droits.
La volonté de Dieu est aussi
parfaite, parce qu’elle est d’une bonté supérieure à tout.
Soyez parfaits, prescrivait Jésus aux foules (Mt 5, 48), comme
votre Père céleste est parfait.
Ainsi donc quand nous disons : Que
votre volonté soit faite, nous demandons la grâce d’observer
les commandements de Dieu.
Or, cette volonté de Dieu est
accomplie dans les justes, mais elle ne l’est pas encore dans
les pécheurs. Les justes sont désignés par le ciel, les
pécheurs par la terre.
Nous demandons donc que la volonté
de Dieu soit faite sur la terre, c’est-à-dire dans les
pécheurs, comme elle est accomplie au ciel, dans les justes.
49. - Il faut remarquer ceci :
Jésus, par la manière même dont il a formulé la troisième
demande du « Notre Père », nous donne un enseignement.
En effet, il ne nous fait pas dire à
notre Père : « faites votre volonté », ni non plus : « que
nous fassions votre volonté » ; mais il nous fait dire : Que
votre volonté soit faite.
Deux choses en effet sont
nécessaires pour parvenir à la vie éternelle ; à savoir la
grâce de Dieu et la volonté de l’homme.
Et, bien que Dieu ait fait l’homme
sans l’appeler à coopérer avec lui, cependant il ne le
justifie pas sans sa coopération. « Celui qui t’a créé sans
toi, ne te justifiera pas sans toi », dit saint Augustin, dans
son Commentaire sur saint Jean. Dieu, en effet, veut cette
coopération de l’homme. Il dit en Zacharie (1, 3) :
Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous. Et saint
Paul écrit (1 Co 15, 10) : C’est par la grâce de Dieu que je
suis ce que je suis, et sa grâce n’a pas été inactive en moi.
Ne présumez donc pas de vous-même,
mais confiez-vous en la grâce de Dieu, ne renoncez pas à votre
effort, mais apportez votre collaboration.
C’est pourquoi Jésus ne nous fait
pas dire : « Que nous fassions votre volonté », autrement il
semblerait que la grâce de Dieu n’a rien à faire. Et il ne
nous prescrit pas non plus de dire : « Faites votre volonté »,
sinon il semblerait que notre volonté et notre effort ne
servent à rien.
Mais Jésus nous fait dire : Que la
volonté de Dieu soit faite, par la grâce de Dieu, à laquelle
nous joignons notre travail et notre effort.
50. - c) En troisième lieu, Dieu
veut de nous que nous soyons rétablis dans l’état et la
dignité dans lesquels le premier homme fut créé, dignité et
état si élevés que son esprit et son âme ne ressentaient
aucune opposition de la part de la chair et de la sensualité.
Aussi longtemps que l’âme fut
soumise à Dieu, la chair fut soumise à l’esprit si
parfaitement qu’elle n’éprouva ni la corruption de la mort, ni
l’altération de la maladie et des autres passions.
Mais à partir du moment où l’esprit
et l’âme, qui tiennent le milieu entre Dieu et la chair, se
rebellèrent contre Dieu par le péché, aussitôt le corps se
rebella contre l’âme et il commença à éprouver les infirmités
et la mort, et continuellement sa sensibilité se révolta
contre l’esprit. Ce qui fait dire à saint Paul (Rom 7, 23) :
Je vois dans mes membres une loi qui lutte contre la loi de ma
raison et (Gal 5, 17) : La chair convoite contre l’esprit et
l’esprit contre la chair. Ainsi il y a guerre incessante entre
l’esprit et la chair ; et l’homme est sans cesse rendu de plus
en plus mauvais par le péché.
C’est donc la volonté de Dieu que
l’homme soit rétabli dans son premier état, c’est-à-dire qu’il
n’y ait rien dans sa chair d’opposé à son esprit : ce que
saint Paul exprime ainsi (1 Thess 4, 3) : Ce que Dieu veut,
c’est voire sanctification.
51. - Or, cette volonté de Dieu ne
peut être accomplie en cette vie. Elle sera réalisée à la
résurrection des saints, quand leurs corps ressusciteront
glorieux, incorruptibles et splendides, suivant la parole de
l’Apôtre (1 Co 15, 43) : Semé dans l’ignominie, le corps
ressuscitera dans la gloire.
Cependant la volonté de Dieu est
réalisée ici-bas dans l’esprit des justes, par leur justice,
leur science et leur vie. Aussi, quand nous disons : Que votre
volonté soit faite, nous prions le Seigneur de réaliser
également sa volonté dans notre chair.
Suivant cette explication, dans la
demande : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au
ciel, le mot ciel désigne notre esprit et le mot terre désigne
notre chair. Et le sens de cette demande est : Que votre
volonté soit faite sur la terre, c’est-à-dire dans notre
chair, comme elle est faite au ciel, c’est-à-dire, dans notre
esprit, par la justice.
52. - Cette troisième demande de
l’oraison dominicale nous fait parvenir à la béatitude des
larmes, que le Seigneur nous a fait connaître dans le sermon
sur la montagne (Mt 5, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent,
parce qu’ils seront consolés. Il est aisé de le montrer, en
reprenant les trois points de notre exposition.
Premièrement, Dieu veut pour nous et
nous fait désirer la vie éternelle. Par cet amour de la vie
éternelle, nous sommes amenés à verser des larmes. Hélas,
chantait le Psalmiste (Ps. 119, 5), qu’il est long mon exil !
Et ce désir de la vie éternelle chez les saints est si
véhément, qu’il les fait aspirer à la mort, bien que celle-ci
par elle-même soit un sujet d’aversion. Nous préférons quitter
ce corps, disait saint Paul (2 Co 5, 8), et aller jouir de la
présence du Seigneur.
En second lieu, ceux qui gardent les
commandements de Dieu, pour obéir à la volonté de Dieu, sont
aussi dans l’affliction, car si les préceptes sont doux pour
l’âme, pour la chair ils sont amers, parce qu’ils la
mortifient. Parlant de leur chair, le Psalmiste dit des justes
(Ps. 125, 5) : Ils s’en vont tout en pleurs ; et, à propos de
leur âme, il ajoute : Ils viennent en exultant.
En troisième lieu, nous avons parlé
de la lutte incessante de notre chair et de notre esprit entre
eux ; cette lutte est également un sujet de larmes. Il est en
effet impossible que l’âme, dans ce combat, ne reçoive pas
quelques blessures, de la part de la chair, au moins celles
des péchés véniels. L’obligation d’expier ces fautes lui est
un sujet de larmes. Chaque nuit, c’est-à-dire, aussi longtemps
que durent les ténèbres de mes péchés, dit le Psalmiste (Ps 6,
7), de mes pleurs j’arroserai mon lit, c’est-à-dire ma
conscience. Ceux qui pleurent ainsi parviennent à la patrie.
Dieu daigne nous y conduire.
Quatrième demande : DONNEZ-NOUS
AUJOURD’HUI NOTRE PAIN QUOTIDIEN
53. - Il arrive fréquemment que la
grandeur de sa science et de sa sagesse rendent l’homme
timide. Aussi la force est nécessaire à son cœur pour ne pas
perdre courage dans la considération de ses besoins.
Le Seigneur, dit Isaïe (40, 29),
donne la force et aux êtres anéantis il prodigue vigueur et
courage. L’Esprit entra en moi, dit aussi Ezéchiel (2, 2), et
il me fit tenir fermement debout.
L’Esprit-Saint donne donc la force,
et il la donne d’une part pour empêcher le cœur rie l’homme de
défaillir dans la crainte de manquer des choses nécessaires,
et d’autre part pour lui faire croire fermement que Dieu lui
accordera tout ce qui lui est nécessaire.
C’est pourquoi l’Esprit-Saint
dispensateur de cette force, nous apprend à dire à Dieu :
Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Et on l’appelle
Esprit de force.
54. - Il faut savoir que, dans les
trois demandes précédentes du « Notre Père », nous demandons
des biens spirituels dont la possession, commencée en ce
monde, ne sera parfaite que dans la vie éternelle.
En effet, demander à Dieu la
sanctification de son nom, c’est demander la reconnaissance de
sa sainteté ; demander l’avènement de son règne, c’est lui
demander de nous faire parvenir à la vie éternelle ; prier
pour que la volonté de Dieu se fasse, c’est prier Dieu
d’accomplir en nous sa volonté. Tous ces biens, partiellement
réalisés dans ce monde, ne le seront pleinement que dans la
vie éternelle.
Aussi est-il nécessaire de demander
à Dieu quelques biens indispensables, dont la possession
parfaite est possible en la vie présente. C’est pourquoi l’Esprit-Saint
nous a appris à demander ces biens nécessaires à la vie
présente et possédés ici-bas parfaitement.
Et c’est aussi pour montrer que Dieu
pourvoit à nos nécessités temporelles elles-mêmes, qu’il nous
fait dire : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
55. - Par ces paroles, Jésus nous a
appris à éviter cinq péchés qui se commettent habituellement
par un désir immodéré \les choses temporelles.
Le premier de ces péchés est que
l’homme, insatiable des choses qui conviennent à son état et à
sa condition, et poussé par un désir déréglé, demande des
biens qui sont au-dessus de sa condition. Il en est de lui
comme d’un soldat qui voudrait s’habiller comme un officier,
ou d’un clerc, qui voudrait porter des vêtements d’évêque.
Ce vice détourne les hommes des
choses spirituelles, parce qu’il attache avec excès leur désir
aux choses temporelles.
Le Seigneur nous a enseigné à éviter
un tel péché, en nous apprenant à demander seulement du pain,
c’est-à-dire les biens nécessaires à chacun, en cette vie,
suivant sa condition particulière. Ces biens nécessaires sont
en effet tous compris sous le nom de pain. Le Seigneur ne nous
a donc pas appris à demander des choses délicates, des choses
variées, des choses exquises, mais du pain, sans lequel
l’homme ne peut vivre et qui est la nourriture commune à tous.
La première chose pour vivre, dit l’Ecclésiastique (29, 28),
c’est l’eau et le pain. Et l’Apôtre écrit à Timothée (l, 6,
8) : Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons nous
contenter.
56. - Un deuxième vice consiste pour
certain à commettre des injustices et des fraudes dans
l’acquisition des biens temporels.
C’est un vice très dangereux, parce
qu’il est difficile de restituer des biens volés, et que,
d’après saint Augustin, « un tel péché n’est pas pardonné, si
on ne restitue pas ce qui a été dérobé ».
Le Seigneur nous a enseigné à éviter
ce vice, en nous apprenant à demander pour nous, non pas le
pain d’autrui, mais le nôtre. Les voleurs, en effet, mangent
le pain d’autrui et non le leur.
57. - Le troisième vice consiste
dans une sollicitude excessive pour les biens terrestres.
Certains en effet ne sont jamais
satisfaits de ce qu’ils possèdent, ils veulent toujours
davantage. Pareille disposition d’esprit est un désordre,
puisque le désir doit se régler sur le besoin.
Seigneur, ne me donnez ni la
richesse, ni la pauvreté, disent les Proverbes (30, 8), mais
accordez-moi seulement ce qui est nécessaire à ma subsistance.
Jésus nous enseigne à éviter ce
péché par ces paroles : Donnez-nous notre pain quotidien,
c’est-à-dire le pain d’un seul jour ou d’une seule unité de
temps.
58. - Le quatrième vice, causé par
l’appétit démesuré des choses d’ici-bas, consiste en une
insatiable avidité des biens terrestres, une véritable
voracité.
Elle est le fait de ceux qui veulent
consommer en un seul jour ce qui pourrait leur suffire pour
plusieurs jours. Ceux-là ne demandent pas le pain d’une
journée, mais le pain de dix jours. Dépensant sans mesure, ils
en arrivent à dissiper tous leurs biens, selon cette parole
des Proverbes (23, 21) : Buveur et glouton se ruinent, et
suivant cette autre parole (Ecclésiastique 19, 1) : L’ouvrier
ivrogne ne s’enrichit pas.
59. - Le désir excessif des biens
terrestres engendre un cinquième péché, l’ingratitude.
Ce vice déplorable est le vice de
l’homme qui s’enorgueillit de ses richesses et ne reconnaît
pas qu’il les tient de Dieu, auteur de tous les biens
spirituels et temporels, selon cette parole de David (1 Chr
29, 14) : Tout vient de vous, Seigneur, et ce que nous avons,
nous le tenons de vos mains.
Pour écarter ce vice et nous
apprendre que tous nos biens viennent de Dieu, Jésus nous fait
dire : Donnez-nous notre pain.
60. - (Mais recueillons donc la
leçon de l’expérience et de l’Ecriture au sujet du caractère
dangereux et nuisible des richesses.)
On constate que, parfois, tel ou tel
possède de grandes richesses sans en retirer aucune utilité,
mais bien plutôt un dommage spirituel et temporel.
Il y eut en effet des hommes qui
périrent à cause de leurs richesses. Il est un mal que j’ai
constaté sous le soleil, dit l’Ecclésiaste (6, 1-2), mal qui
est fréquent parmi les hommes ; l’homme à qui Dieu donne
richesses, biens, honneurs ; il ne manque rien à son âme de ce
qu’elle peut désirer ; mais Dieu ne le laisse pas maître d’en
jouir ; c’est un étranger qui dévorera ses richesse : - Il est
un autre tort criant, dit encore l’Ecclésiaste (5, 12), que je
vois sous le soleil ; les richesses accumulées par leur maître
à son détriment.
Nous devons donc demander à Dieu que
nos richesses nous soient utiles. Lorsque nous disons :
Donnez-nous notre pain, c’est cela même que nous demandons, à
savoir que nos biens nous soient avantageux, et que ne se
vérifie pas pour nous ce qui est écrit du méchant (Job, 20,
14-15) : Sa nourriture deviendra dans son sein un venin
d’aspic. Il a englouti des richesses, il les vomira ; Dieu les
arrachera de son ventre.
61. - Si nous revenons à ce vice
d’une sollicitude excessive à l’endroit des biens terrestres
(n° 57), nous voyons des hommes qui s’inquiètent aujourd’hui
pour le pain d’une année entière, et, s’ils viennent à le
posséder, ils ne cessent pas pour autant de se tourmenter.
Mais le Seigneur leur dit (Mt 6, 31) : N’allez donc pas vous
inquiéter et n’allez pas dire : que mangerons-nous ? Ou que
boirons-nous ? Ou de quoi nous vêtirons-nous ? Aussi nous
enseigne-t-il à demander pour aujourd’hui notre pain,
c’est-à-dire à demander le nécessaire pour le moment présent.
62. - Il existe, en plus du pain,
nourriture du corps, deux autres sortes de pain, le pain
sacramentel et le pain de la parole de Dieu.
Dans l’oraison dominicale, nous
demandons également notre pain sacramentel ; il est chaque
jour préparé dans l’Eglise et nous le recevons dans un
sacrement, en gage de notre salut futur.
Je suis, déclarait Jésus aux Juifs (Jn
6, 51), je suis le pain vivant descendu du ciel. - Celui, qui
mange ce pain et boit le Seigneur de façon indigne, mange el
boit sa condamnation (l Co II, 29).
Nous demandons également, dans
l’oraison dominicale, cet autre pain qu’est la parole de
Dieu ; c’est de ce pain que Jésus a dit (Mt 4, 4) : L’homme ne
vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la
bouche de Dieu.
De cette parole, de ce verbe de Dieu
provient, pour l’homme, la béatitude, qui consiste dans la
faim et la soif de la justice.
En effet, lorsqu’on possède les
biens spirituels, on les désire davantage et ce désir aiguise
l’appétit et la faim, qu’assouvira le rassasiement de la vie
éternelle.
Cinquième demande : ET REMETTEZ-NOUS
NOS DETTES, COMME NOUS-MÊMES NOUS REMETTONS A NOS DEBITEURS
63. - On rencontre des hommes,
grands par la sagesse et par le courage, qui cependant, à
cause de leur excessive confiance dans leur force,
n’effectuent pas leurs ouvrages avec sagesse et ne conduisent
pas jusqu’à leur achèvement ce qu’ils s’étaient proposé. Ils
semblent ignorer que les conseils donnent de la force aux
réflexions, comme l’enseignent les Proverbes (20, 18).
Mais remarquons-le, l’Esprit-Saint,
s’il donne la force, donne aussi le conseil. Car un bon
conseil relatif au salut de l’homme ne peut venir que du
Saint-Esprit. C’est le cas de cette cinquième demande.
Le conseil est nécessaire à l’homme,
quand il est soumis à la tribulation, tout comme le conseil
des médecins lui est utile, lorsqu’il est malade. C’est
pourquoi, un homme est-il spirituellement malade par le péché,
il doit, pour guérir, demander conseil. Et Daniel montre que
le conseil est nécessaire au pécheur, lorsqu’il dit au roi
Nabuchodonosor (Dan 4, 24) : Ô roi, agrée mon conseil :
rachète tes péchés par des aumônes.
Le conseil de faire l’aumône et
d’exercer la miséricorde est un excellent conseil pour effacer
les péchés. Aussi est-ce bien l’Esprit-Saint qui apprend à des
pécheurs cette prière de demande : Remettez-nous nos dettes,
en y ajoutant : comme nous-mêmes nous remettons à nos
débiteurs.
64. - Par ailleurs nous devons à
Dieu, d’une dette véritable, ce à quoi il a droit et que nous
lui refusons. Or le droit dont Dieu exige le respect, c’est
l’accomplissement de sa volonté, préférée à notre volonté
propre. Nous portons atteinte au droit de Dieu, quand nous
préférons notre volonté à la sienne ; et c’est en cela que
consiste le péché. Ainsi nos péchés sont des dettes à l’égard
de Dieu. Et c’est du Saint-Esprit que nous vient le conseil de
demander à Dieu le pardon de nos péchés et de dire très
justement ; Remettez-nous nos dettes.
65. - Au sujet de ces paroles :
Remettez-nous nos dettes, nous pouvons nous poser trois
questions :
o
a. Premièrement,
pourquoi faisons-nous cette demande ?
o
b. Deuxièmement, quand
est-elle exaucée ?
o
c. Troisièmement, que
devons-nous accomplir pour que Dieu l’exauce ?
a) Pourquoi adressons-nous au Père
cette demande : Remettez-nous nos dettes ?
La considération de son contenu nous
permet de recueillir deux enseignements nécessaires aux hommes
pendant cette vie.
Le premier enseignement, c’est que
l’homme doit toujours se tenir dans la crainte et l’humilité.
Il y eut des hommes assez
présomptueux pour oser affirmer que nous pouvions vivre en ce
monde de manière à éviter le péché. Ce privilège ne fut
accordé à personne, si ce n’est au Christ seul, qui posséda
l’Esprit en plénitude, et à la Bienheureuse Vierge, pleine de
grâce et immaculée, dont saint Augustin a dit : « De cette
Vierge, je ne veux pas faire la moindre mention, lorsqu’il
s’agit des péchés ». Mais à aucun autre des saints il ne fut
accordé de ne pas tomber, au moins dans quelque faute
vénielle. Si nous disons : nous sommes sans péché, affirme en
effet saint Jean (1 Jean 1, 8), nous nous trompons nous-mêmes,
et la vérité n’est pas en nous.
Et que les hommes soient pécheurs,
cela est prouvé également par le contenu de cette demande :
Remettez-nous nos dettes. Il convient, en effet,
indubitablement, à tous les saints eux-mêmes de réciter ces
paroles de l’oraison dominicale. Tous les hommes sans
exception se reconnaissent donc et s’avouent pécheurs et
débiteurs.
Par conséquent, si vous êtes
pécheur, vous devez craindre et vous humilier.
66. - L’autre enseignement qui
ressort de cette demande : Remettez-nous nos dettes, est que
nous devons vivre toujours dans l’espérance. En effet, bien
que pécheurs, nous ne devons pas perdre l’espérance ; le
désespoir pourrait nous conduire à d’autres péchés plus
graves, comme l’enseigne l’Apôtre (Eph 4, 19) : Ayant perdu
l’espérance, dit-il, les païens se sont livrés à l’impudicité
et à toute espèce d’impureté, avec frénésie.
Il nous est donc extrêmement utile
de toujours espérer.
Quelque grand pécheur qu’il soit,
l’homme en effet doit espérer toujours de Dieu son pardon,
s’il se repent et se convertit parfaitement.
Or cette espérance se fortifie en
nous, quand nous disons : Notre Père, remettez-nous nos
dettes.
67. - Des hérétiques, qu’on nomme
Novatiens, ont voulu enlever cette espérance du pardon divin.
Ils déclarèrent : Si vous commettez un seul péché après le
baptême, vous n’obtiendrez jamais miséricorde.
Une telle assertion est fausse, si
la parole du Christ est vraie (Mt 18, 32) : Je t’ai remis,
dit-il, toute ta dette, parce que tu m’avais supplié.
Donc, quel que soit le jour où vous
implorez miséricorde, vous pourrez l’obtenir, si vous y
joignez le repentir de vos péchés.
Ainsi donc, la considération du
contenu de cette cinquième demande de l’oraison dominicale :
Remettez-nous nos dettes, fait naître en nous la crainte et
l’espérance ; elle nous montre que tous les pécheurs contrits,
qui avouent leurs fautes, obtiennent miséricorde. Et elle nous
fait conclure que cette demande avait sa place obligée dans le
« Notre Père ».
68. - b) Quand cette demande :
Remettez-nous nos dettes, est-elle exaucée ?
Pour répondre à cette question, il
faut avoir présent à l’esprit les deux éléments contenus en
tout péché, à savoir la faute ou l’offense faite à Dieu, et le
châtiment mérité par la faute.
Or la faute est remise par la
contrition, si la contrition est accompagnée du propos de se
confesser et de satisfaire. J’ai dit, déclare le Psalmiste (Ps
31, 5), je confesserai contre moi-même mon injustice au
Seigneur, et vous nous avez pardonné l’impiété de mon péché.
Si donc, comme nous venons de le
dire, la contrition des péchés, avec le’ propos de les
confesser, suffit à en obtenir la remise, le pécheur ne doit
pas désespérer.
69. - Mais peut-être quelqu’un
objectera-t-il : Puisque le péché est remis par la contrition,
à quoi sert le prêtre ?
A cette question, il faut répondre :
Dieu, par la contrition, remet la faute et change la peine
éternelle en peine temporelle ; le pécheur contrit reste donc
soumis à une peine temporelle. C’est pourquoi, s’il mourrait
sans s’être confessé, non parce qu’il aurait méprisé la
confession, mais parce que la mort l’aurait surpris, avant
qu’il eût pu se confesser, il irait au purgatoire y souffrir,
et, d’après saint Augustin, y souffrir extrêmement.
Mais si vous vous confessez, vous
vous soumettez au pouvoir des clefs et, en vertu de ce
pouvoir, le prêtre vous absout de la peine temporelle due à
vos fautes ; car le Christ a dit aux Apôtres (Jn 20, 22-23) :
Recevez le Saint-Esprit ; les péchés seront remis à ceux à qui
vous les remettrez, ils sont retenus à ceux à qui vous les
retiendrez. C’est pourquoi si quelqu’un se confesse une seule
fois, il lui est remis une partie de la peine de ses péchés,
et il en est de même, s’il se confesse à nouveau ; et s’il se
confesse un nombre de fois suffisant, il pourra obtenir la
remise entière de sa peine.
70. - Les successeurs des Apôtres
trouvèrent un autre moyen de remettre la peine temporelle, à
savoir le bienfait des indulgences.
Pour celui qui vit dans la charité,
les indulgences possèdent la valeur que le Pape a, sans aucun
doute, le pouvoir de leur donner.
Beaucoup de saints firent un grand
nombre de bonnes œuvres, sans pécher du moins mortellement ;
ils firent ces œuvres pour l’utilité de l’Eglise. De même, les
mérites du Christ et de la bienheureuse Vierge sont réunis
comme en un trésor. Le Souverain Pontife et ceux à qui il en a
confié le soin, peuvent dispenser ces mérites, là où il y a
nécessité.
Ainsi donc, les péchés sont remis,
quant à la faute, par la contrition, et, quant à la peine, par
la confession et par les indulgences.
71. - c) A la question : Que
devons-nous accomplir pour que le Seigneur exauce cette
demande : Remettez-nous nos dettes ? Il faut répondre : Dieu
requiert de notre part, que nous pardonnions à notre prochain
les offenses qu’il nous fait. C’est pourquoi il nous demande
de dire : comme nous, nous remettons leurs dettes à nos
débiteurs. Si nous agissions autrement, Dieu ne nous
pardonnerait pas.
Il est dit de même dans
l’Ecclésiastique (28, 2-5) : Pardonne au prochain son
injustice, et alors, à ta prière, tes péchés seront remis.
L’homme conserve de la colère contre un autre homme, et il
demande à Dieu sa guérison ! Il n’a pas pitié de son
semblable, et il supplie pour ses propres fautes ! Lui, qui
n’est que chair, garde rancune ; qui donc lui obtiendra le
pardon de ses péchés ? - Pardonnez donc, dit Jésus (Luc 6,
37), et il vous sera pardonné.
Et c’est pourquoi dans cette
cinquième demande du « Notre Père » le Seigneur pose cette
seule condition : pardonner à autrui. Si nous ne la réalisons
pas, à nous non plus, il ne nous sera pas pardonné.
72. - Mais vous pourriez dire : Moi,
je prononcerai les premiers mots de la demande, à savoir :
Remettez-nous nos dettes, mais je ne réciterai pas les
derniers : comme nous remettons à nos débiteurs.
Chercheriez-vous donc à tromper le
Christ ?
Assurément vous ne le tromperiez
pas. Le Christ a composé cette oraison, il se la rappelle
parfaitement ; comment dès lors le tromper ? Votre cœur doit
donc ratifier cette demande, quand vos lèvres la prononcent.
73. - Demandons-nous alors si celui
qui n’a pas le propos intérieur de pardonner son prochain doit
dire encore : comme nous, nous remettons à nos débiteurs.
Il semble que non, car alors il
mentirait. Mais il faut répondre qu’il n’est pas pour autant
dispensé de dire : comme nous, nous remettons à nos débiteurs.
En fait, il ne ment pas, parce qu’il ne prie pas en son nom,
mais au nom de l’Eglise qui, elle, ne s’y trompe pas ; c’est
pourquoi d’ailleurs cette demande est exprimée au pluriel.
74. - Il importe de le savoir ; il Y
a deux manières de pardonner au prochain.
La première est la manière des
parfaits ; elle pousse l’offensé à aller au-devant de
l’offenseur, pour lui pardonner, conformément à l’injonction
du Psalmiste (Ps 33, 15) : Recherche la paix.
La deuxième manière de pardonner est
commune à tous et obligatoire pour tous ; elle consiste à
accorder le pardon à qui le sollicite. Pardonne au prochain
son injustice, dit l’Ecclésiastique (28, 2), alors à ta
prière, tes péchés te seront remis.
75. - A cette cinquième demande de
l’oraison dominicale se rattache la béatitude : Bienheureux
les miséricordieux. La miséricorde, en effet, nous porte à
avoir pitié de notre prochain.
Sixième demande : ET NE NOUS LAISSEZ
PAS SUCCOMBER A LA TENTATION
76. - Il existe des pécheurs
désireux d’obtenir le pardon de leurs fautes ; ils se
confessent et font pénitence ; mais ils n’apportent pas toute
l’application nécessaire pour ne pas retomber dans le péché.
Ils sont vraiment inconséquents avec eux-mêmes. En effet, à
certaines heures, ils pleurent leurs péchés et s’en repentent,
et à d’autres heures ils retombent dans leurs fautes, et
accumulent ainsi la matière de larmes futures. C’est la raison
pour laquelle le Seigneur leur dit en Isaïe (1, 16) :
Lavez-vous, purifiez-vous, retirez de ma vue vos pensées
mauvaises, cessez de mal faire.
Et c’est aussi pourquoi le Christ,
comme nous l’avons dit, nous enseigne dans la demande
précédente, à implorer le pardon de nos péchés et, dans
celle-ci, nous apprend à demander la grâce de pouvoir éviter
le péché, par ces paroles : Ne nous laissez pas succomber à la
tentation, car à la tentation il appartient précisément de
nous faire tomber dans le péché.
77. - Le contenu de cette sixième
demande de l’oraison dominicale nous invite à examiner :
o
a. Ce qu’est la
tentation,
o
b. Comment et par qui
l’homme est tenté,
o
c. Comment il est
délivré de la tentation.
78. - a) Qu’est-ce que la
tentation ?
Tenter ne signifie rien d’autre que
mettre à l’essai ou éprouver. Ainsi, tenter un homme, c’est
éprouver sa vertu.
Sa vertu peut être mise à l’essai ou
éprouvée de deux manières, dans la ligne des exigences de la
vertu humaine. Il est requis d’une part que l’œuvre bonne soit
accomplie d’une manière excellente et d’autre part que l’on se
garde du mal. Ce qui est indiqué par le Psalmiste (Ps 33,
15) : Evite le mal et fais le bien.
La vertu de l’homme sera donc mise à
l’épreuve tantôt au point de vue de l’excellence de son agir,
tantôt au point de vue de son éloignement du mal.
79. - Si, en premier lieu, on vous
éprouve pour savoir si vous êtes prompt à vous porter au bien,
comme par exemple à jeûner, et si on vous trouve effectivement
prompt au bien, ce sera le signe que votre vertu est grande.
C’est de cette façon que Dieu
éprouve parfois l’homme ; ce n’est pas qu’il ignore sa vertu,
mais il veut la faire connaitre à tous et à tous la donner en
exemple. Dieu éprouva de cette manière Abraham (cf. Gn 2) et
Job. Souvent en effet le Seigneur envoie des tribulations aux
justes ; s’ils les supportent patiemment, leur vertu est
manifestée et ils progressent dans la vertu. Le Seigneur vous
tente, disait Moïse aux Hébreux (Deut 13, 3) afin de faire
apparaître au grand jour si oui ou non vous l’aimez. C’est
donc de cette manière seulement que Dieu tente l’homme, à
savoir, en l’excitant à bien faire.
80. - En second lieu, pour éprouver
la vertu de l’homme, on l’incitera au mal. S’il résiste
fortement et ne consent pas, c’est l’indice de la grandeur de
sa vertu ; mais s’il succombe à la tentation, sa vertu est
manifestement inexistante.
Jamais Dieu ne tente qui que ce soit
de cette manière ; car Dieu est incapable de tenter et de
pousser personne au mal.
Sa propre chair, le diable et
l’homme, voilà les tentateurs de l’homme.
81. - b) Comment et par qui l‘homme
est-il tenté ?
1° La chair tente l’homme de deux
manières. D’abord elle l’aiguillonne et le pousse au mal par
la recherche incessante de ses délectations charnelles,
occasions fréquentes de péché. Le fait de s’arrêter dans les
délectations charnelles entraîne la négligence des choses
spirituelles. Chacun, dit saint Jacques (1, 14), est tenté par
sa propre convoitise, qui l’entraîne et le séduit.
En second lieu, la chair nous tente
en nous détournant du bien. L’esprit, de lui-même, se
délecterait toujours dans les biens spirituels, mais la chair
rend l’esprit lourd et l’entrave. Le corps, sujet à la
corruption, dit la Sagesse (9, 15), appesantit l’âme ; et
saint Paul écrivait aux Romains (7, 22) : L’homme intérieur en
moi se délecte dans la loi de Dieu ; mais je vois dans mes
membres une autre loi ; cette loi-là lutte contre la loi de ma
raison ; elle me tient captif sous la loi du péché, qui est
dans mes membres.
Cette tentation de la chair est
extrêmement forte, à cause de notre union intime à notre
ennemie, la chair. « Aucune peste, dit Boèce, n’est plus
nuisible qu’un ennemi familier ». Il faut donc veiller sur les
assauts de notre chair. Veillez et priez, dit Jésus, (Mt 26,
41), pour ne pas entrer en tentation.
82. - 2° La chair, une fois domptée,
un autre ennemi surgit, le diable. Il nous tente très
fortement et il nous faut lutter contre lui avec vigueur. Nous
n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, dit saint
Paul (Eph 6, 12), mais contre les Principautés et contre les
Puissances, contre les Maîtres de ce monde de ténèbres, contre
les Esprits répandus dans les airs. Aussi le diable est-il
expressément appelé le tentateur, comme le montrent ces
paroles de saint Paul (l Th 3, 5) : Pourvu que le tentateur ne
vous ait pas tentés.
Dans ses tentations, le diable se
montre consommé en ruse. Semblable à un habile chef d’armée,
occupé à assiéger une forteresse, il considère les points
faibles de l’homme qu’il veut attaquer et fait alors porter
l’effort de la tentation là où il constate que son adversaire
est plus désarmé. Ainsi il tente les hommes, vainqueurs de
leur chair, du côté des vices auxquels ils sont le plus
enclins, comme la colère, l’orgueil et les autres maladies de
l’esprit. Votre adversaire, le diable, dit saint Pierre (1
Pierre 5, 8), comme un lion rugissant, rôde autour de vous ;
il cherche qui dévorer.
83. - Le démon, dans ses tentations,
emploie une double tactique.
D’abord, il ne propose pas aussitôt
à l’homme, au moment de la tentation, un mal manifeste, mais
un bien apparent. Ainsi, au début, il ne détourne que
légèrement l’homme de son orientation générale antérieure,
mais suffisamment pour ensuite l’amener plus facilement à
pécher. A ce sujet, l’Apôtre écrit aux Corinthiens (2 Jean 11,
14) ; Rien d’étonnant (si de faux apôtres se camouflent en
apôtres du Christ), Satan lui-même se déguise bien, lui, en
ange de lumière.
Après avoir amené l’homme à pécher,
Satan l’enchaîne ensuite pour l’empêcher de se relever de ses
fautes.
Ainsi donc le démon fait deux
choses : il trompe l’homme et il maintient l’homme trompé dans
son péché.
84. - 3° Le monde, de son côté, nous
tente de deux manières.
Il nous tente, en premier lieu, par
un désir excessif et immodéré des choses temporelles. La
cupidité, dit l’Apôtre (1 Tim 6, 10), est la racine de tous
les maux.
En second lieu, le monde nous incite
au mal par les frayeurs que nous inspirent les persécuteurs et
les tyrans. De ce fait, nous sommes enveloppés de ténèbres,
dit Jacob (37, 19), Tous ceux qui veulent vivre avec piété
dans le Christ Jésus, écrit saint Paul (2 Tim 3, 12)
souffriront persécution. Et à ce propos, le Seigneur a fait
cette recommandation à ses disciples (Mt 10, 20) : Ne craignez
pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme.
85. - c) Nous avons montré ce qu’est
la tentation, comment et par quoi l’homme est tenté. Examinons
maintenant de quelle manière l’homme est délivré de la
tentation.
A ce sujet, il faut remarquer ceci :
le Christ nous enseigne à demander au Père non pas la grâce de
ne pas être tentés, mais bien celle d’éviter de nous établir
passivement dans l’état où nous met la tentation. C’est en
effet en surmontant et en dominant la tentation que l’homme
mérite la couronne de gloire incorruptible (cf. 1 Co 9, 25 ; 1
Pierre 5, 4). C’est pourquoi saint Jacques (1, 2) déclare :
Tenez pour une joie parfaite, mes frères, d’être en butte à
toutes sortes d’épreuves. Et l’Ecclésiastique nous avertit (2,
1) : Mon fils, en entrant au service du Seigneur, préparez
votre âme à l’épreuve. Saint Jacques déclare encore (1, 12) :
Heureux l’homme qui supporte la tentation : sa valeur une fois
reconnue, il recevra la couronne de vie. Ainsi donc, Jésus
nous enseigne à demander au Père de ne pas nous laisser
succomber à la tentation, en lui donnant notre consentement.
Aucune tentation, dit saint Paul (1 Co 10, 13), ne nous est
survenue, qui passât la mesure humaine. Que l’homme soit tenté
en effet est chose normale, mais qu’il consente à la tentation
et s’y abandonne, cela ne l’est pas, mais lui vient du diable.
86. - Mais objectera-t-on, puisque
le Christ dit très précisément : Ne nous induisez pas en
tentation, c’est-à-dire, ne soyez pas cause d’un entraînement
et d’une entrée fatale dans la tentation, ne faut-il pas
comprendre que c’est Dieu lui-même, plutôt que le diable, qui
nous entraîne activement au mal ?
Je réponds ceci : C’est uniquement
en permettant le mal et en n’y mettant pas d’obstacle que
Dieu, si on peut dire, achemine l’homme au mal. Ainsi Dieu
sera dit induire un homme en tentation, lorsqu’il retirera sa
grâce, à cause des nombreux péchés de cet homme ; ce qui aura
pour effet de faire tomber celui-ci dans le péché. C’est pour
être préservé d’un tel malheur, que le Psalmiste demande à
Dieu dans sa prière (Ps. 70, 9) : Lorsque mes forces
déclineront, Seigneur, ne m’abandonnez pas.
Par contre, grâce à la ferveur de la
charité qu’il lui donne, Dieu conduit l’homme de telle manière
qu’il ne soit pas induit en tentation, au sens que nous avons
expliqué plus haut (n° 82, 83). La charité en effet, si minime
soit-elle, peut résister à n’importe quel péché. Car les
grandes eaux (de la tentation) n’ont pu éteindre l’amour, dit
le Cantique des Cantiques (8, 7).
De même le Seigneur nous dirige par
la lumière de l’intelligence ; par elle, il nous montre les
œuvres que nous devons accomplir. D’après le Philosophe
Aristote, en effet, tout pécheur est un ignorant. - Cette
lumière pour bien agir, David la demandait par ces paroles
(Ps. 31, 8) : Seigneur, illuminez mes yeux, que je ne
m’endorme pas dans la mort. Que mon ennemi ne dise pas : j’ai
triomphé de lui.
87. - Cette lumière nous vient par
le don d’intelligence.
Si nous refusons notre consentement
à la tentation, nous gardons cette pureté du cœur, béatifiée
par Jésus, en ces termes (Mt 5, 8) : Bienheureux les cœurs
purs, car ils verront Dieu ; et nous parviendrons à la vision
de Dieu.
Que Dieu nous y conduise
effectivement !
Septième demande : MAIS
DELIVREZ-NOUS DU MAL. AMEN
88. - Dans les deux demandes
précédentes, le Seigneur nous apprend à implorer le pardon de
nos péchés, et il nous montre comment échapper aux tentations.
Ici, il nous enseigne à demander d’être préservés du mal.
Cette demande est générale. D’après
saint Augustin, elle vise les différentes espèces de maux, à
savoir les péchés, les maladies, les afflictions. Nous avons
déjà parlé du péché et de la tentation ; il nous reste à
traiter des autres catégories de maux, c’est-à-dire de toutes
les adversités et afflictions de ce monde.
De ces adversités et de ces
afflictions, Dieu nous délivre de quatre manières.
89. - En premier lieu, Dieu délivre
l’homme de l’affliction, quand il écarte celle-ci de lui ;
cela, il le fait rarement. Dans ce monde, en effet, les saints
sont affligés. Tous ceux, dit saint Paul (2 Tm 3, 12), qui
veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus connaîtront la
persécution.
Cependant, Dieu accorde parfois à
tel ou tel de n’être pas affligé par le mal. Quand, en effet,
il le sait incapable de supporter l’épreuve, il agit comme un
médecin, qui évite de donner à un grand malade des médecines
violentes. Voici, dit le Seigneur (Ap 3, 8), que j’ai mis
devant toi une porte ouverte, que nul ne peut fermer, et ce, à
cause de ton défaut de vigueur.
Dans la patrie céleste, il en va
tout autrement. Nul n’y est affligé. C’est la loi générale
pour tous les élus. Ils n’auront plus faim, ils n’auront plus
soif, est-il dit dans l’Apocalypse (7, 16-17), et jamais ne
les accablera le soleil ni aucun vent brûlant. Car l’Agneau
qui est au milieu du trône les fera paître et les conduira aux
sources des eaux de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de
leurs yeux.
90. - En second lieu, Dieu nous
délivre du mal par l’octroi des consolations, au temps de
l’affliction. Privé de ces divines consolations, l’homme ne
pourrait subsister au milieu des épreuves. Nous sommes, disait
saint Paul (2 Co 1, 8), accablés au delà de toute mesure, au
delà de nos forces, et il ajoutait (2 Co 7, 6) : mais Dieu
nous a consolés, lui qui réconforte les humbles. Vos
consolations ré jouissent mon âme, chantait aussi le Psalmiste
(Ps. 93, 19), à proportion des douleurs surabondantes de mon
cœur.
91. - En troisième lieu, Dieu comble
les affligés de tant de bienfaits qu’ils en viennent à oublier
leurs maux. Après la tempête, disait Tobie (3, 22), vous
ramenez le calme. Ainsi nous ne devons pas craindre les
afflictions et les tribulations du monde ; elles sont en effet
facilement supportables, à cause des consolations que Dieu y
mêle et à cause de leur brève durée. La légère tribulation
d’un moment, dit en effet saint Paul (2 Co 4, 17), nous
prépare, au delà de toute mesure, un poids éternel de gloire ;
car elle nous fait effectivement parvenir à la vie éternelle.
92. - En quatrième lieu, - et pour
étendre l’idée du mal à tous les maux (n° 88) -, Dieu tire du
bien de tous les maux, tentations et tribulations.
Aussi Jésus ne nous fait pas dire :
Délivrez-nous de la tribulation, mais : Délivrez-nous du
risque de mal véritable qu’elle porte avec elle.
Les tribulations sont en effet
données aux saints pour leur bien, pour leur faire mériter la
couronne de gloire ; et c’est pourquoi, loin de demander
d’être délivrés des tribulations, les saints font leurs les
paroles de l’Apôtre (Rom 5, 3) : Non seulement nous nous
glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu, mais nous
nous glorifions encore dans les tribulations, sachant que la
tribulation produit la constance. Et ils répètent la prière du
livre de Tobie (3, 12) : Au temps de la tribulation, Dieu de
nos Pères, vous pardonnez les péchés de ceux qui vous
invoquent.
Dieu donc délivre l’homme du mal et
de la tribulation, en transformant tribulation et mal en
bien ; et c’est là le signe d’une sagesse consommée, puisqu’en
effet il appartient au sage d’ordonner le mal au bien. Dieu y
parvient, en donnant à l’homme la grâce d’être patient dans
ses tribulations. Les autres vertus se servent des biens, mais
la patience est seule à tirer profit des maux ; eux seuls donc
la rendent nécessaire. C’est pourquoi sa nécessité apparaît
seulement au milieu des maux, c’est-à-dire dans les
adversités. Nous lisons en effet dans les Proverbes (19, 11) :
La sagesse d’un homme, vous la reconnaîtrez à sa patience, qui
lui fait ordonner le mal au bien.
93. - C’est pourquoi l’Esprit-Saint
nous fait adresser cette demande au Père, par le don de la
sagesse. Grâce à ce don, nous parvenons à la béatitude, à
laquelle nous ordonne la paix. La patience, en effet, nous
assure la paix dans l’adversité comme dans la prospérité.
C’est pourquoi les pacifiques sont appelés fils de Dieu. Ils
sont, en effet, semblables à Dieu. A eux, comme à Dieu, rien
ne peut nuire, ni la prospérité, ni l’adversité. Bienheureux
donc les pacifiques, ils seront appelés fils de Dieu (Mt 5,
9).
94. - Le mot Amen est la
réaffirmation générale des sept demandes de l’Oraison
dominicale.
EXPLICATION ABREGEE
DE L’ORAISON DOMINICALE
95. - Pour avoir un aperçu général
sur l’Oraison dominicale, il suffit de savoir qu’elle contient
tout ce que nous devons désirer, et tout ce qu’il nous faut
fuir et éviter.
Or, parmi tous les biens désirables,
le plus désiré est aussi le plus aimé, et c’est Dieu. C’est
pourquoi notre première demande : Que votre nom soit sanctifié
est une demande de la gloire de Dieu.
De Dieu, vous attendez pour
vous-même trois biens.
Le premier est l’obtention de la vie
éternelle ; cette vie éternelle, vous la sollicitez par la
demande : Que votre règne arrive.
Accomplir la volonté de Dieu et sa
justice est le deuxième des biens, que vous désirez pour
vous-même ; la prière : Que votre volonté soit faite sur la
terre comme au ciel est la demande de ce deuxième bien.
Le troisième bien que vous voulez
pour vous-même consiste en la possession des choses
nécessaires à votre vie ; la possession de ces choses, vous la
sollicitez par cette prière : Donnez-nous aujourd’hui notre
pain quotidien.
Une parole du Seigneur citée par
saint Matthieu (6, 33), se rapporte à ces trois objets de nos
désirs, qui sont : le royaume de Dieu ou la vie éternelle, la
volonté de Dieu et sa justice, les biens nécessaires à la vie
d’ici-bas.
Cette parole, la voici : Cherchez le
royaume de Dieu : et sa justice et tout le reste vous sera
donné par surcroît. Elle correspond exactement dans ses trois
parties aux trois objets de nos désirs, énumérés plus haut et
que sollicitent les deuxième, troisième et quatrième demandes
de l’oraison dominicale.
96. - Nous avons dit que le « Notre
Père » contient également tout ce que nous devons fuir et
éviter. Il nous faut fuir et éviter ce qui est contraire au
bien. Le bien est ce qu’en toute chose nous désirons d’abord.
Nous venons d’énumérer les quatre biens, que nous désirons.
Le premier est la gloire de Dieu. A
ce bien, aucun mal ne s’oppose. Si tu pèches, dit le Livre de
Job (35, 6), en quoi nuis-tu à Dieu ? Si tu multiplies les
offenses, lui fais-tu quelque mal ? Si tu es juste, que lui
donnes-tu ou que reçoit-il de ta main ? En effet, la gloire de
Dieu résulte et du mal, en tant que Dieu le punit, et du bien,
en tant qu’il le récompense.
Le deuxième bien, objet de nos
désirs, est la vie éternelle. A elle s’oppose le péché ; par
le péché, en effet, nous perdons la vie éternelle. Aussi pour
repousser le péché, nous disons :
Remettez-nous nos dettes, comme
nous-mêmes, nous remettons à nos débiteurs.
Le troisième bien consiste dans la
justice et les bonnes œuvres. La tentation s’oppose à rune et
aux autres. En effet, les tentations nous empêchent
d’accomplir le bien et pour les repousser, nous disons : Et ne
nous laissez pas succomber à la tentation.
Le quatrième bien désiré de nous
comprend les choses nécessaires à notre vie terrestre. A elles
sont contraires les adversités et les tribulations. C’est
pourquoi, nous en demandons l’éloignement par cette prière :
Mais délivrez-nous du mal. Amen.
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Sainte Thérèse
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