La prière selon saint Augustin
La prière selon saint Thomas d’Aquin
La prière selon l’esprit de sainte Thérèse de Lisieux par le
père Reveraud et synthèse faite par François Lugan
La prière d'après sainte Thérèse de Lisieux
La prière d'après le pape Jean-Paul II
La prière d'après le pape
Benoît XVI
La prière d’après François Lugan
Dix chemins
pour rentrer dans la prière par Jacques Gauthier
AUGUSTIN, EVEQUE,
SERVITEUR DU CHRIST ET DES SERVITEURS DU CHRIST, A PROBA, PIEUSE SERVANTE DE
DIEU, SALUT DANS LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS.
Je me rappelle que vous m'avez
demandé et que je vous ai promis de vous écrire quelque chose sur la prière :
grâce à celui que nous prions, j'en ai le temps et le pouvoir; il faut donc que
je vous paye ma dette et que je serve votre zèle pieux dans la charité du
Christ. Je ne puis vous dire combien je me suis réjoui de votre demande même;
elle m'a fait connaître quel soin vous prenez d'une si grande chose. Quelle
plus grande affaire dans votre veuvage, que de persévérer dans la prière, la
nuit et le jour, selon le conseil de l'Apôtre : « Celle qui est véritablement
veuve et abandonnée, dit saint Paul, a mis son espérance dans le Seigneur et
persévère dans la prière, la nuit et le jour. (1) » Ce qui peut paraître
admirable, c'est que noble selon le siècle , riche, mère d'une si grande
famille , veuve, mais sans être abandonnée, votre coeur ait fait de l'oraison
son occupation principale et le plus important de ses soins; mais vous avez
sagement compris que, dans ce monde et dans cette vie, il ne peut y avoir de
repos pour aucune âme.
Celui qui vous a donné cette
pensée, c'est assurément ce divin Maître qui répondit à ses disciples que ce
qui est impossible aux hommes est facile à Dieu (2) ; le Seigneur leur fit
cette admirable et miséricordieuse réponse , après qu'il leur eut dit qu'il
était plus aisé à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche
d'entrer dans le royaume des cieux ; car ces paroles les avaient attristés ,
non pour eux, mais pour le genre humain; ils n'espéraient pas que personne pût
être sauvé. Celui donc à qui il est facile même de faire entrer un riche dans
le royaume des cieux, vous a inspiré le pieux désir de me demander comment il
faut prier. Durant sa vie mortelle, il a ouvert le royaume des cieux au riche
Zachée (3) ; et, après sa résurrection et son ascension, il a fait de plusieurs
riches, éclairés de l'Esprit Saint, des contempteurs de ce siècle, et les a
1. I Tim. V, 5. - 2. Matth. XIX,
24-26. - 3. Luc, XIX, 9.
d'autant plus enrichis, qu'ils
ont plus entièrement éteint dans leurs coeurs la soif des biens humains.
Comment vous appliqueriez -vous ainsi à prier Dieu, si vous n'espériez pas en
lui ! et comment espéreriez-vous en lui si vous mettiez votre confiance dans
des richesses incertaines, si vous méprisiez ce salutaire précepte de l'Apôtre
: « Ordonne aux riches de ce monde de n'être point orgueilleux, de ne pas
mettre leur confiance dans des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant
qui nous donne tout en abondance pour en jouir; afin qu'ils deviennent riches
en bonnes oeuvres, qu'ils donnent et répandent aisément, et qu'en se préparant
ainsi un trésor qui soit un bon fondement pour l'avenir, ils arrivent à la
possession de la véritable vie (1) ? »
Quel que soit donc votre bonheur
dans ce siècle, vous devez vous y croire comme abandonnée, si vous songez avec
amour à la vie future ; de même, en effet, qu'elle est la véritable vie en
comparaison de laquelle la vie présente, qu'on aime tant, ne mérite pas qu'on
l'appelle une vie, quelque joie qu'on puisse y trouver; ainsi, la consolation
véritable est celle que le Seigneur promet lorsqu'il dit par son prophète : «Je
lui donnerai la vraie consolation, une paix au-dessus de toute paix (2) ; » et
sans laquelle il y a dans tous les adoucissements humains plus de peine que de
douceur. Les richesses et les hautes dignités, les grandeurs de ce genre par
lesquelles se croient heureux les mortels qui n'ont jamais connu la vraie
félicité, que peuvent-elles donner de bon, puisque mieux vaut ne pas en avoir
besoin que d'y briller, et qu'on est bien plus tourmenté de la crainte de les
perdre qu'on ne l'était du désir d'y parvenir? Ce n'est point par de tels biens
que les hommes deviennent bons, mais ceux qui le sont devenus d'ailleurs
changent en biens ces richesses périssables par le bon usage qu'ils en font. Là
ne sont donc pas les vraies consolations, elles sont plutôt là où est la vraie
vie ; car il est nécessaire que l'homme devienne heureux par ce qui le rend
bon.4. Mais, même dans cette vie, les hommes bons donnent de grandes
consolations. Est-on pressé par la pauvreté ou sous le coup d'un deuil, en
proie à la maladie ou condamné aux tristesses de l'exil, ou livré à tout autre
malheur? Que les hommes bons soient là; ils ne
1. I Tim., VI, 17-19.- 2. Isaïe,
LVII, 18, 19, version des Septante.
partagent pas seulement la joie
de ceux qui se réjouissent, mais ils pleurent avec ceux qui pleurent (1), et,
par leur manière de dire et de converser, adoucissent ce qui est dur, diminuent
le poids de ce qui accable, et aident à surmonter l'adversité. Celui qui fait
cela, en eux et par eux, est celui-là même qui les a rendus bons par son
Esprit. Supposez, au contraire, qu'on nage dans l'opulence, qu'on n'ait rien
perdu de ce qu'on aime, qu'on jouisse de la santé et qu'on demeure sain et sauf
dans son pays, mais qu'on ne soit entouré que d'hommes méchants dont on doive
toujours craindre et endurer la mauvaise foi, la tromperie, la fraude, la
colère, la dérision, les piéges : toutes ces choses ne perdent-elles pas de
leur prix et leur reste-t-il quelque charme, quelque douceur ? C'est ainsi que,
dans toutes les choses humaines, quelles qu'elles soient, il n'y a rien de doux
pour l'homme sans un ami. Mais combien en trouve-t-on dont on soit sûr en cette
vie pour le coeur et les moeurs ? car personne n'est connu d'un autre comme il
l'est de lui-même; et encore personne ne se connaît assez pour être sûr de ce
qu'il sera le lendemain. Aussi, quoique plusieurs se fassent connaître par
leurs fruits, et que la bonne vie des uns soit une joie et la mauvaise vie des
autres soit une affliction pour le prochain, cependant, à cause des secrets et
des incertitudes des coeurs humains, l'Apôtre nous avertit avec raison de ne
pas juger avant le temps et d'attendre que le Seigneur soit venu, qu'il mette
en vive lumière ce qui est caché dans les ténèbres et qu'il découvre les
pensées du coeur; alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due
(2).5. Dans les ténèbres de cette vie où nous cheminons comme des étrangers
loin du Seigneur, appuyés sur la foi et non point illuminés par la claire
vision (3), l'âme chrétienne doit donc se regarder comme abandonnée, de peur
qu'elle ne cesse de prier; il faut qu'elle apprenne à attacher l'œil de la foi
sur les saintes et divines Ecritures, comme sur une lampe posée en un lieu
obscur, jusqu'à ce que le jour brille et que l'étoile du matin se lève dans nos
coeurs (4). Car cette lampe emprunte ses clartés à la Lumière qui luit dans les
ténèbres, que les ténèbres n'ont pas comprise et qu'on ne peut parvenir à voir
qu'en purifiant son coeur par la foi : « Heureux ceux qui ont
1. Rom, XII, 15. - 2. I Cor. IV,
5. - 3. II Cor. V, 8. - 4. II Pierre, I, 19.
le coeur pur,» dit l'Evangile, «
car ils verront Dieu (1). » « Nous
savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, car nous le
verrons tel qu'il est (2). » Alors commencera la vraie vie après la mort, la
vraie consolation après la désolation : cette vie délivrera notre âme de la
mort, cette consolation sèchera pour jamais nos larmes (3) ; et comme il n'y
aura plus de tentation, le Psalmiste ajoute que ses pieds seront préservés de
toute chute (4). Or, s'il n'y a plus de tentation, il n'y aura plus besoin de
prière; nous n'aurons plus à attendre un bien promis, mais à contempler le bien
accordé. Voilà pourquoi il est dit : « Je plairai au Seigneur dans la région
des vivants (5), » où nous serons alors, et non pas dans le désert des morts où
maintenant nous sommes. « Car vous êtes des morts, dit l'Apôtre, et votre vie
est cachée avec le Christ en Dieu; mais lorsque le Christ, votre vie,
apparaîtra, alors vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (6). » Telle est la
vraie vie qu'il est ordonné aux riches d'acquérir par les bonnes oeuvres; là
est la vraie consolation, sans laquelle la veuve reste maintenant désolée, même
celle qui a des fils et des neveux, qui gouverne pieusement sa maison et qui,
amenant tous les siens à mettre en Dieu leur confiance, dit dans son oraison :
« Mon âme a soif de vous, et combien ma chair aussi soupire vers vous dans
cette terre déserte, sans chemin et sans eau (7) ! » Cette vie mourante n'est
rien de plus, quelles que soient les consolations mortelles qui s'y mêlent;
quel que soit le nombre de ceux avec qui l'on marche, quelle que soit
l'abondance des biens qu'on y trouve. Car vous savez combien toutes ces choses
sont incertaines; et ne le fussent-elles pas, on devrait encore les compter
pour rien à côté de la félicité qui nous est promise.
Je vous parle ainsi parce que,
veuve, riche et noble, mère d'une si grande famille, vous avez désiré une
instruction de moi sur la prière; je voudrais que, même au milieu des soins et
des services de ceux qui vous environnent, vous vous regardassiez comme
abandonnée en cette vie, tant que vous ne serez pas arrivée à l'immortalité
future où est la vraie et certaine consolation, où s'accomplit cette
prophétique parole : « Nous avons été dès le matin rassasiés par votre
miséricorde; et nous
1. Matth. V, 8. - 2. I Jean, III, 2. - 3. Ps.
CXIV, 8. - 4. Ibid. V. 9. - 5. Ibid, 8, 9. - 6. Coloss. III, 3, 4. - 7.
Ps. LXII, 2, 3.
avons tressailli et nous avons
été satisfaits dans tous nos jours. Nous avons eu des jours de joie à
proportion de nos jours l'humiliation et des années où nous avons vu les maux
(1). »
Avant donc que cette consolation
arrive , n'oubliez pas, malgré l'abondance de vos félicités temporelles,
n'oubliez pas que vous êtes abandonnée, pour que vous persévériez jour et nuit
dans la prière. Ce n'est pas à toute veuve, quelle qu'elle soit, que l'Apôtre
attribue ce don, « c'est à la veuve qui l'est véritablement, qui a mis son
espérance dans le Seigneur et qui prie jour et nuit. » Prenez bien garde à ce
qui suit : « Quant à celle qui vit dans les délices, elle est morte quoique
vivante encore (2) ; » car l'homme vit dans ce qu'il aime, dans ce qu'il désire
, dans ce qu'il croit être son bonheur. Aussi ce que l'Ecriture a dit des
richesses, je vous le dis des délices : « Si elles abondent autour de vous, n'y
placez pas votre coeur (3). » Ne tirez point vanité de ce que les délices ne
manquent pas à votre vie, de ce qu'elles se présentent à vous de toutes parts,
de ce qu'elles coulent pour vous comme d'une source abondante de terrestre
félicité. Dédaignez et méprisez en voles ces choses, et n'y cherchez que ce
qu'il faut pour entretenir la santé du corps ; car nous devons en prendre soin
à cause des nécessités de la vie, en attendant que ce qu'il y a de mortel en
nous soit revêtu d'immortalité (4), c'est-à-dire d'une santé vraie, parfaite et
perpétuelle, ne pouvant plus défaillir par l'infirmité terrestre et n'ayant
plus besoin d'être réparée par le plaisir corruptible, mais subsistant par une
force céleste et tirant sa vigueur d'une éternelle incorruptibilité. « Ne
cherchez pas à contenter la chair dans ses désirs, » dit l'Apôtre (5); nous ne
devons avoir soin de notre corps, que pour le besoin de la santé. « Car
personne, dit encore l'Apôtre, n'a jamais haï sa propre chair (6). » Voilà
pourquoi il avertit Timothée , qui apparemment châtiait trop durement son
corps, d'user d'un peu de vin à cause de son estomac et de ses fréquentes
souffrances (7).
Beaucoup de saints et de saintes,
se défiant, en toute manière, de ces délices dans lesquelles une veuve ne peut
mettre son coeur, sans qu'elle soit morte quoique vivant encore,
1. Ps. LXXXIX, 14, 15. - 2. I
Tim. V, 5, 6. - 3. Ps. LXI , 11. - 4. I Cor. XV, 54. - 5. Rom. XIII, 14. - 6.
Ephés. V, 29. - 7. I Tim. V.
rejetèrent les richesses comme
étant les mères de ces délices, en les distribuant aux pauvres , et c'est ainsi
qu'ils les cachèrent plus sûrement dans les trésors célestes. Si , liée par
quelque devoir d'affection, vous ne pouvez en faire autant, vous savez le
compte que vous avez à rendre à Dieu à cet égard ; car nul ne sait ce qui se
passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même (1).
Nous ne devons, quant à nous, rien juger avant le temps, jusqu'à ce que le
Seigneur vienne; il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres , découvrira
les pensées du coeur, et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est
due (2). Toutefois il appartient à vos devoirs de veuve , si les délices
abondent autour de vous, de ne pas vous y attacher, de peur qu'une corruption
mortelle n'atteigne ce coeur qui ne peut vivre qu'en se tenant élevé vers le
ciel. Comptez-vous au nombre de ceux dont il est dit: « Leurs coeurs vivront
éternellement (3).»
Vous avez entendu comment vous
devez être pour prier; voici maintenant ce que vous devez demander en priant;
c'est principalement sur cela que vous avez cru devoir me consulter, parce que
vous êtes en peine de ces paroles de l'Apôtre : « Car nous ne savons pas
comment prier pour prier comme il faut (4), » et que vous avez craint qu'il ne
vous soit plus nuisible de ne pas prier comme il faut que de ne pas prier du
tout. Ceci peut se dire brièvement : demandez la vie heureuse. Tous les hommes
veulent l'avoir; ceux qui vivent le plus mal, le plus vicieusement, ne
vivraient pas de la sorte s'ils ne pensaient pas y trouver le bonheur. Que
faut-il donc que vous demandiez, si ce n'est ce que désirent les méchants et
les bons, mais ce que les bons seuls obtiennent ?
Ici, vous demandez, peut-être, ce
que c'est que la vie heureuse elle-même. Cette question a fatigué le génie et
les loisirs de bien des philosophes ; ils ont pu d'autant moins découvrir la
vie heureuse qu'ils out rendu moins d'hommages et d'actions de grâces à celui
qui en est la source. C'est pourquoi voyez d'abord s'il faut adhérer au
sentiment de ceux qui disent qu'on est heureux en vivant selon sa propre
volonté. Mais à Dieu ne plaise que nous croyions cela vrai ! Si on voulait
vivre dans l'iniquité, ne serait-on pas d'autant plus misérable
1. I Cor. II, 11. - 2. Ibid. IV,
5. - 3. Ps. XXI, 27. - 4. Rom. VIII, 26.
qu'on accomplirait plus aisément
les inspirations de sa mauvaise volonté ? C'est avec raison que ce sentiment a
été repoussé par ceux-là même qui ont philosophé sans la connaissance de Dieu.
Le plus éloquent d'entre eux a dit : « Il en est d'autres qui ne sont pas
philosophes, mais qui aiment la dispute, et selon lesquels le bonheur consiste
à vivre comme on veut. Cela est faux, car rien n'est plus misérable que de
vouloir ce qui ne convient pas, et il n'est pas aussi misérable de ne pas
atteindre à ce qu'on veut que de vouloir atteindre à ce qu'il ne faut pas (1).
» Que vous en semble? Quel que soit l'homme qui ait prononcé ces paroles,
n'est-ce pas la vérité elle-même qui les a dictées? Nous pensons donc dire ici
ce que dit l'Apôtre d'un certain prophète crétois (2) dont une sentence lui
avait plu : « Ce témoignage est véritable (3). »
Celui-là est heureux qui a tout
ce qu'il veut et ne veut que ce qui convient. S'il en est ainsi, voyez ce qu'il
convient aux hommes de vouloir. L'un veut se marier, l'autre, devenu veuf,
choisit une vie de continence, un autre veut garder la continence et ne se
marie même pas. Si, parmi ces conditions diverses, il en est de plus parfaites
les unes que les autres, nous te pouvons pas dire cependant qu'il y ait dans aucune
d'elles quelque chose qu'il ne soit pas convenable de vouloir. Il est également
dans l'ordre de souhaiter d'avoir des enfants qui sont le fruit du mariage, et
de souhaiter vie et santé aux enfants qu'on a reçus : ces derniers veaux
restent souvent au coeur même de ceux qui passent leur veuvage dans la
continence, car si, rejetant le mariage, ils ne désirent plus avoir d'enfants,
ils désirent pourtant conserver sains et saufs ceux qu'ils ont. La vie
virginale est affranchie de tous ces soins. Tous ont cependant des personnes
qui leur sont chères et auxquelles il leur est permis de souhaiter la santé.
Mais, après que les hommes l'auront obtenue pour eux et pour ceux qu'ils
aiment, pourrons-nous dire qu'ils sont heureux? Ils auront, en effet, quelque
chose qu'il n'est pas défendu de -vouloir; mais s'ils n'ont pas d'autres biens
plus grands et meilleurs, d'une utilité plus vraie et d'une plus vraie beauté ,
ils restent encore bien éloignés de la vie heureuse.
1. Cicéron. Hortensius.2. Celui
dont les Crétois parlaient comme d'un prophète, au dite de saint Paul, c'est le
poète grec Epiménides. - 3. I Tite, 1, 13.
Voulons-nous qu'ils souhaitent,
par-dessus la santé, des honneurs et du pouvoir pour eux et pour ceux qu'ils
aiment? Ils peuvent désirer ces dignités, pourvu que ce ne soit pas pour
elles-mêmes, ruais pour le bien qu'elles aident à accomplir et pour l'avantage
de ceux qui vivent sous leur dépendance; litais si c'est pour l'amour d'un vain
faste et d'une pompe inutile ou même dangereuse, ils font mal. Peuvent-ils
vouloir pour eux, pour leurs proches ou leurs amis, de quoi suffire aux besoins
de la vie? « C'est une grande richesse, dit l'Apôtre, que la piété avec ce qui
suffit ; car nous n'avons rien apporté en ce monde et nous n'en pouvons rien
emporter : ayant notre nourriture et notre vêtement, contentons-nous en. Parce
que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, les pièges, les
désirs insensés et dangereux qui précipitent les hommes dans la mort et la
perdition. Car la passion des richesses est la racine de tous les maux;
quelques-uns, en étant possédés, se sont écartés de la foi et se sont jetés en
beaucoup de douleurs (1). » Celui qui veut donc le nécessaire, et rien de plus
, n'est pas répréhensible; il le serait en voulant davantage, puisqu'alors ce
ne serait plus le nécessaire qu'il voudrait. C'est ce que demandait et c'est
pour cela que priait celui qui adressait à Dieu ces paroles: « Ne me donnez ni
les richesses ni la pauvreté ; accordez-moi seulement ce qui m'est nécessaire pour
vivre, de peur que, rassasié, je ne tombe dans le mensonge et je ne dise : Qui
me voit? ou de peur que, pauvre, je ne vole, et que je n'outrage, par un
parjure, le nom de mon Dieu (2). » Vous voyez assurément que ce n'est pas pour
lui-même qu'on recherche le nécessaire , mais pour la conservation de la santé
et ce convenable entretien de la personne de l'homme, sans quoi on ne pourrait
pas paraître décemment au milieu de ceux avec qui des devoirs mutuels nous
obligent à vivre.13. Dans toutes ces choses on ne désire pour elles-mêmes que
la santé et l'amitié; c'est pour elles qu'on cherche le nécessaire, quand on le
cherche convenablement. La santé comprend à la fois la vie, le bon état et
l'intégrité du corps et de l'esprit. Nous ne devons pas non plus réduire
l'amitié à d'étroites limites; elle embrassé tous ceux à qui sont dus
l'attachement et l'affection, quoiqu'on ait plus de penchant
1. Tim. VI, 6-10. - 2. Prov. XXX,
8, 9.
pour les uns que pour les autres;
elle s'étend jusqu'à nos ennemis pour lesquels il nous est même ordonné de
prier. Il n'y a donc personne dans le genre humain à qui l'affection ne soit
due; si ce n'est point par amitié réciproque , que ce soit par le devoir que
nous imposent les liens d'une commune nature. Mais ceux-là nous plaisent
beaucoup, et à juste titre, qui nous payent de retour par un amour pur et
saint. Quand nous avons de telles amitiés, il faut prier Dieu qu'il nous les
garde; si nous n'en. avons pas, il faut prier pour en avoir.
Est-ce là tout ce qui fait le
fond de la vie heureuse? Et n'y a-t-il pas quelque autre chose que la vérité
nous apprend à préférer à tous ces biens? Car le nécessaire et la santé, pour
soi ou pour ses amis, ne durent qu'un temps, et nous devons les dédaigner en
vue de l'éternelle vie; on ne peut pas dire d'un esprit , ni peut-être du
corps, qu'il est en bon état quand il ne préfère pas les choses éternelles aux
choses passagères; et c'est vivre inutilement dans le temps que de ne pas s'y
proposer de mériter l'éternité. Ce qu'il est utile et permis de désirer doit
donc, et sans aucun doute, se rapporter à cette seule vie par laquelle on vit
avec Dieu et de Dieu. Car aimer Dieu c'est nous aimer nous-mêmes; et, fidèles à
un autre commandement, nous aimons véritablement notre prochain comme nous-mêmes
si, autant qu'il est en nous, nous le conduisons à un semblable amour de Dieu.
Ainsi, nous aimons Dieu pour lui-même, et, pour lui-même encore, nous et notre
prochain. En vivant ainsi, gardons-nous de nous croire établis dans la vie
heureuse, comme s'il ne nous restait plus rien à demander : comment
serions-nous déjà heureux, puisqu'il nous manque encore ce qui demeure le seul
but de notre pieuse vie?15. Pourquoi donc aller à tant de choses et chercher ce
que nous avons à demander, de peur de ne pas prier comme il faut? Pourquoi ne
pas dire tout de suite avec le Psalmiste : « J'ai demandé une seule chose au
Seigneur, je la redemanderai, c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous
les jours de ma vie, afin que je contemple les délices de Dieu et que je visite
son temple (1) ? » Là les jours ne viennent pas et ne passent pas comme sur la
terre, et le commencement de l'un n'est pas la On de l'autre; les jours y sont tous ensemble
1. Ps., XXVI, 4.
et sans fin ; ils composent une
vie qui , elle aussi, ne doit pas finir. Dans le but de nous faire acquérir
cette vie heureuse, celui qui est la vraie Vie heureuse nous a appris à prier,
mais non pas en beaucoup de paroles ; ce n'est point parce que nous aurons
beaucoup parlé que nous serons plus exaucés; Celui que nous prions sait ce qui
nous est nécessaire avant que nous le lui ayons demandé; le Seigneur lui-même
l'a dit (1). Aussi pourrait-on s'étonner qu'après avoir défendu de prier en de
longs discours, le Seigneur, qui sait ce qui nous est nécessaire avant que nous
le lui demandions, nous ait exhortés à la prière au point de dire : « Il faut
toujours prier et ne pas se lasser, » et nous ait proposé l'exemple d'une veuve
qui, désirant avoir raison de la partie adverse, finit par se faire écouter du
juge à force d'importunités : elle en était venue à bout non point par justice
ou miséricorde, mais par ennui. Cet exemple doit nous faire comprendre combien
nous sommes sûrs d'être exaucés d'un Dieu miséricordieux et juste en le priant
sans cesse, puisque les importunités de la veuve ont triomphé d'un juge inique
et impie; et si elle réussit à exercer la vengeance qu'elle méditait, avec
quelle bonté et quelle miséricorde Dieu accomplira les bons désirs de ceux
qu'il sait avoir pardonné les injustices d'autrui (2). Rappelons-nous aussi cet
homme qui , n'ayant rien à offrir à un ami arrivé chez lui, alla demander à son
voisin trois pains, par lesquels peut-être étaient figurées les trois personnes
divines d'une même substance; il trouva ce voisin endormi avec ses serviteurs
et , grâce à ses instances incommodes et fatigantes, obtint de lui les trois
pains qu'il voulait : ce voisin encore céda bien plus au désir de s'en
débarrasser qu'à la pensée de l'obliger. Ceci doit nous faire entendre que si
un homme endormi est forcé de donner ce qu'on lui demande après qu'on l'a
éveillé malgré lui, avec quelle bonté donnera celui qui né dort jamais et qui
nous éveille pour que nous lui demandions (3) !
De là encore ces paroles : «
Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez ; frappez et on vous
ouvrira. Car quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve, et l'on ouvre à
qui frappe. Or, quel homme, parmi vous, donne une pierre à son fils qui lui
demande du pain, ou lui donne un sergent s'il demande un poisson, ou un scorpion
1. Matth. VI, 7, 8. - 2. Luc,
XVIII, 1-8. - 3. Ibid. XI, 5-8.
s'il lui demande un neuf ? Si
donc, vous qui êtes mauvais, vous ne donnez à vos enfants que ce qui est bon,
combien plus donnera votre Père céleste à ceux qui lui demandent (1) !»
L'Apôtre recommande trois vertus (2): l'une, la foi, est représentée par le
poisson, soit à cause de l'eau du baptême, soit parce que la foi demeure
entière au milieu des flots orageux de ce monde; le contraire de la foi, c'est
le serpent dont la tromperie persuada qu'il ne fallait pas croire à la parole
de Dieu. La seconde vertu est l'espérance; l'oeuf en est le symbole, parce que
la vie du poussin n'y est pas encore, mais y sera; on ne la voit pas, mais on
l'espère; car une espérance qui se voit n'est pas une espérance (3) ; on lui
oppose le scorpion, parce que celui qui espère l'éternelle vie oublie ce qui
est derrière lui et s'élance en avant (4) ; il lui serait nuisible de regarder
en arrière; mais c'est par là qu'il faut prendre garde au scorpion, car là est
son venin et son aiguillon. La troisième vertu, la charité, est représentée par
le pain; c'est la plus grande des vertus (5), comme le pain, par son utilité,
l'emporte sur tout ce qui se mange; l'opposé du pain, c'est la pierre, parce
que les coeurs durs repoussent la charité. Quelque meilleure signification
qu'on puisse donner à ces trois choses, elles nous apprennent toujours que
Celui qui sait donner à ses enfants les dons parfaits, nous oblige de demander,
de chercher et de frapper à la porte.
Pourquoi Dieu fait-il cela, lui
qui sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions? Nous.
pourrions nous en inquiéter si nous ne comprenions pas que le Seigneur notre
Dieu n'attend point que nous lui apprenions ce que nous voulons, car il ne
l'ignore pas; mais les prières excitent le désir par lequel nous pouvons
recevoir ce que Dieu nous prépare, car ce que Dieu nous réserve est grand , et
nous sommes petits et étroits pour le recevoir : voilà pourquoi il nous a été
dit : « Dilatez-vous; ne vous mettez pas sous le même joug que les infidèles
(6). » Cette grande chose, 1'œil ne l'a point vue, parce qu'elle n'a pas de
couleur ; l'oreille ne l'a pas entendue, parce qu'elle n'est pas un son; elle
n'est pas montée dans le coeur de l'homme (7), parce que c'est vers elle que le
coeur de l'homme doit monter; mais nous serons d'autant plus capables de la
recevoir, que
1. Luc, XI, 5-13. - 2. I Cor. XIII, 13. - 3. Rom.
VIII, 24. - 4. Phil. III, 13.- 5. I Cor. XIII, 13. - 6. II Cor. VI, 13,
14. - 7. I Cor II, 9.
notre foi s'y portera plus
vivement, que noue l'espérerons plus fortement, que nous la désirerons plus
ardemment.
Toujours désirer dans la même
foi, la même espérance, la même charité, c'est toujours prier. Mais à certains
intervalles d'heures et de temps, nous prions Dieu avec des paroles; ces
paroles doivent nous avertir, nous aider à com. prendre quels progrès nous
avons faits dans ce religieux désir des biens éternels, et nous exciter à
l'accroître dans nos âmes. L'oraison est d'autant plus efficace qu'elle est
précédée d'un plus fervent amour. Lorsque l'Apôtre nous dit: « Priez sans cesse
(1), » n'est-ce pas comme s'il disait : Demandez sans cesse la vie heureuse,
qui n'est autre que l'éternelle vie, à celui qui seul peut la donner?
Demandons-la donc toujours au Seigneur Dieu, et prions toujours. Mais les soins
et les affaires d'ici-bas attiédissent nos pieux désirs, et c'est pourquoi nous
les interrompons pour prier à des heures marquées. Par les paroles que nous
prononçons alors, nous nous avertissons nous-mêmes de reprendre nos élans, et
nous empêchons, par des excitations fréquentes, que ce qui est tiède ne se
refroidisse, et que la flamme religieuse ne finisse par s'éteindre en nous.
C'est pourquoi, quand le même apôtre nous dit: « Que vos demandes se manifestent
devant Dieu (2),» cela ne signifie point qu'il faille les lui apprendre,
puisqu'il les savait avant qu'elles fussent; mais cela signifie que c'est
auprès de Dieu, par la patience, et non point auprès des hommes, par
l'ostentation, que nous connaissons si nos demandes sont bonnes. Peut-être
aussi faut-il par là entendre que nos prières doivent être connues des anges
qui sont avec Dieu, afin qu'ils les lui présentent en quelque sorte, le
consultent et qu'après avoir pris ses ordres, ils nous apportent sensiblement
ou à notre insu et comme Dieu le veut, les grâces qu'il accorde à nos
instances; car un ange a dit à un homme ; « Et tout à l'heure, quand, vous et
Sara, vous avez prié, j'ai présenté votre oraison devant sa gloire (3). »
Cela étant, il n'est ni mauvais,
ni inutile de prier longtemps quand on le peut, c'est-à-dire quand on n'en est
pas empêché par d'autres bonnes oeuvres et des devoirs essentiels; du reste, je
l'ai dit, dans l'accomplissement de ces devoirs, le désir religieux doit être
comme une prière continuelle. Prier longtemps, ce
1. Thess. V, 17. - 2. Philip. IV,
6. - 3. Tobie, XII, 12.
n'est pas, comme des gens le
pensent, prier en beaucoup de paroles; autre chose est un long discours, autre
chose est un long amour. Il est écrit que Notre-Seigneur lui-même a passé la
nuit en prière et qu'il a longtemps prié (1) ; y a-t-il là autre chose qu'un
exemple qu'il nous donnait? Médiateur salutaire, il priait pour nous dans le
temps, et dans l'éternité il nous exauce avec son Père.20. On dit que nos
frères en Egypte prient fréquemment, mais brièvement et par élan; ils agissent
ainsi pour éviter que l'attention et la ferveur, si nécessaires à la prière,
s'évanouissent et s'éteignent en des oraisons trop prolongées. Par là aussi ils
montrent assez que s'il ne faut pas s'exposer à l'affaiblissement de cette
ferveur, quand elle ne peut durer, il ne faut pas l'interrompre trop tôt, quand
elle se soutient. Tant que dure cette vive et sainte application du coeur,
écartez de l'oraison les longues paroles, mais priez, priez longtemps. Beaucoup
parler en priant, c'est faire une chose nécessaire avec des paroles inutiles.
Beaucoup prier, c'est frapper à la porte de celui qu'on implore avec un long et
pieux mouvement du coeur. C'est là le plus souvent une affaire qui se traite
plus avec des gémissements qu'avec des discours, plus avec des larmes qu'avec
des entretiens. Dieu met nos larmes devant sa présence; nos soupirs ne restent
pas ignorés de celui qui a tout créé par sa Parole et n'a que faire des paroles
humaines. Les paroles nous sont nécessaires pour nous exciter à ce que nous
demandons et y être attentifs, non pour apprendre à Dieu nos besoins ni pour le
fléchir. Ainsi lorsque nous disons : « Que votre nom soit sanctifié, » nous
nous avertissons nous-mêmes qu'il faut désirer que son nom, toujours saint, le
soit toujours aux yeux des hommes, c'est-à-dire que ce nom ne soit point
méprisé : ce qui est profitable non pas à Dieu mais aux hommes. Lorsque nous
disons : « Que votre règne arrive, » nous excitons notre désir vers ce règne
qui arrivera, que nous le voulions ou non, et nous demandons qu'il vienne pour
nous et que nous méritions d'y avoir part. Lorsque nous disons : « Que votre
volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » nous lui demandons la grâce de
lui être soumis, pour que nous fassions sa volonté comme les anges la font dans
le ciel. Lorsque nous disons : « Donnez-nous aujourd’hui
1. Luc, III, 12; XXII, 43.
notre pain quotidien, » le mot
aujourd'hui désigne le temps de notre vie pour lequel nous demandons, ou bien
le nécessaire en le désignant par le pain qui en est la partie principale , ou
bien le Sacrement des fidèles qui nous est nécessaire dans cette vie, non pour
être heureux ici-bas, mais pour obtenir l'éternelle félicité. Lorsque nous disons
: « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés, » nous, nous avertissons de ce qu'il faut demander et de ce qu'il
faut faire pour l'obtenir. Lorsque nous disons : « Ne nous abandonnez pas à la
tentation, » nous nous avertissons que nous devons demander à Dieu de ne pas
nous priver de son secours, de peur que la séduction ou l'accablement ne nous
fasse succomber. Lorsque nous disons : « Délivrez-nous du mal (1) , » nous nous
avertissons qu'il faut penser que nous ne sommes pas encore en possession de ce
bien où l'on ne souffre plus aucun mal. Cette fin de l'oraison dominicale a un
sens si étendu qu'un chrétien, quelle que suit sa tribulation, y trouve
l'expression de tous ses gémissements et le sujet de toutes ses larmes; c'est
par là qu'il commence, c'est par là qu'il continue, c'est par là qu'il achève
sa prière. Il fallait que ces paroles recommandassent les choses elles-mêmes à
notre mémoire. En effet, quelles que soient les paroles que nous prononcions,
pour marquer l'intention de notre prière ou en accroître la pieuse ardeur, nous
ne disons rien de plus que ce qui se trouve dans l'oraison dominicale, si nous
prions comme il faut. Mais quiconque, s'adressant à Dieu, dirait des aloses qui
ne pourraient pas se rapporter à cette prière évangélique, lors même qu'il ne
demanderait rien de mauvais, prierait charnellement; et je ne sais pas pourquoi
cela ne serait pas jugé mauvais, puisqu'il ne convient pas à ceux qui ont été
régénérés par l'Esprit de prier autrement que selon l'Esprit. Ainsi, par
exemple, dire : « Soyez glorifié dans toutes les nations comme vous l'êtes
parmi nous ; » de plus : « Que vos prophètes soient trouvés fidèles (2), »
n'est-ce pas dire : « Que votre nom soit sanctifié?» Dire : « Dieu des vertus, convertissez-nous,
et montrez- nous votre face, et nous serons sauvés (3), » n'est-ce pas dire : «
Que votre règne arrive ? » Dire : « Dirigez nos pas selon votre parole, et
1. Matth. VI , 9-13. - 2.
Ecclesias. XXXVI, 4, 18. - 3. Ps. XXLIX, 4.
qu'aucune iniquité ne domine en
moi (1), » n'est-ce pas dire : « Que votre volonté soit faite sur la terre
comme au ciel ? » Dire : « Ne me donnez ni la pauvreté ni les richesses (2), »
n'est-ce pas dire : « Donnez nous aujourd'hui, notre pain quotidien? » Dire : «
Seigneur, souvenez-vous de David et de toute sa douceur (3), » ou bien : «
Seigneur, si j'ai fait cela, si l'iniquité est dans mes mains, si j'ai rendu le
mal pour le mal (4), » n'est-ce pas dire : « Pardonnez-nous nos offenses comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés? » Dire : « Eloignez de nous les
concupiscences de la chair, et qu'aucun mauvais désir ne me saisisse (5), »
n'est-ce pas dire : « Ne nous abandonnez point à la tentation? » Dire : «
Tirez-moi des mains de mes ennemis, ô mon Dieu, et délivrez-moi de ceux qui
s'élèvent contre moi (6), » est-ce autre chose que : « Délivrez-nous du mal ? »
Si vous parcourez toutes les paroles des prières des saintes Ecritures, vous ne
trouverez rien qui ne soit contenu et enfermé dans l'oraison dominicale. On est
libre de demander les mêmes choses en d'autres termes, mais on n'est pas libre
de demander autre chose.
Voilà ce que nous devons demander
sans hésitation pour nous, pour les nôtres, pour les étrangers et même pour nos
ennemis, quoique, dans la prière, le coeur soit autrement porté vers les uns
que vers les autres, selon les liaisons de parenté ou d'amitié. Mais celui qui,
dans l'oraison, dit par exemple : Seigneur, augmentez mes richesses, ou bien :
Donnez-m'en autant que vous en avez donné à celui-ci ou à celui-là ; ou bien :
Augmentez mes honneurs, faites-moi puissant et illustre dans ce siècle; celui
qui dit cela ou quelque autre chose dans ce genre et qui aspire aux dignités et
aux richesses parce qu'il en a l'ardente soif, et non parce qu'il voudrait en
tirer parti, selon Dieu, pour l'avantage des hommes, celui-là ne trouve pas, je
le crois, dans l'oraison dominicale, de quoi exprimer de pareils voeux. C'est
pourquoi qu'il ait honte au moins de demander ce qu'il n'a pas honte de
désirer; ou bien, s'il en a honte, mais si la cupidité l'emporte, ne vaut-il
pas beaucoup mieux qu'il demande d'en être délivré à celui à qui nous disons :
«Délivrez-nous du mal ! »
24. Vous savez maintenant, je
pense, comment
1. Ps. CXVIII. 133. - 2. Prov.
XXX, 6. - 3. Ps. CXXX, 1. - 4. Ps. VII, 4. - 5. Ecclés. XXIII, 6. - 6. Ps.
LVIII, 2.
vous devez être pour prier et ce
que vous devez demander; ce n'est pas moi qui vous l'ai appris, c'est celui qui
a daigné nous instruire tous. Il faut chercher la vie heureuse, il fau la demander
à Dieu. On a beaucoup disserté pour savoir ce que c'est que d'être heureux mais
nous, qu'avons-nous besoin d'interroger les philosophes et d'étudier les
systèmes? Il a été dit en peu de mots et avec vérité dans l'Ecriture de Dieu :
« Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu (1). » Pour appartenir à ce
même peuple, pour arriver jusqu'à contempler ce Dieu et à vivre éternellement
avec lui, que faut-il? « La charité qui est la fin de la loi, la charité partie
d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi non feinte (2). » Dans ces
trois choses, la bonne espérance est exprimée par la conscience. La foi,
l'espérance et la charité conduisent donc à Dieu celui qui prie, c'est-à-dire
celui qui croit, qui espère, qui désire et qui considère dans l'oraison
dominicale ce qu'il doit demander à Dieu. Les jeûnes, les autres mortifications
de la chair, qu'il ne faut pas pousser jusqu'à compromettre la santé, les
aumônes, les aumônes surtout, aident beaucoup à la prière; nous pourrons dire
alors: «J'ai cherché Dieu au jour de mon affliction; je l'ai cherché la nuit
avec mes mains, et n'ai pas été trompé (3). » Comment cherche-t-on avec les
mains un Dieu incorporel et impalpable, si ce n'est avec les oeuvres ?.
Peut-être demandez-vous encore le sens de ces paroles de l'Apôtre : Nous ne
savons « pas ce que nous devons demander (4).» Car on ne peut pas croire que
l'Apôtre ni ceux à qui il s'adressait ignorassent l'oraison dominicale.
Pourquoi donc ce langage de celui qui n'a rien pu dire de téméraire ni de contraire
à la vérité ? Pourquoi donc a-t-il parlé ainsi ? n'est-ce point parce que les
peines et les tribulations temporelles servent souvent à guérir de l'orgueil, à
éprouver et exercer la patience pour lui obtenir une récompense plus glorieuse
et plus abondante, ou à châtier et à effacer les péchés; et ignorant jusqu'à
quel point ces épreuves nous sont avantageuses, nous demandons d'en être
délivrés? L'Apôtre montre qu'il n'était pas exempt lui-même de cette ignorance
et peut-être ne savait-il pas ce qu'il devait demander à Dieu, lorsque le
Seigneur, voulant l'empêcher de s'enorgueillir par la grandeur de ses
révélations,
1. Ps. CXLIII, 15. - 2. I Tim. 1, 5. - 3. Ps. LXXVI, 2. - 4. Rom,
VIII, 26.
lui donna l'aiguillon de la chair
et permit que l'ange de Satan le souffletât; il pria Dieu trois fois de l'en
délivrer, ne sachant pas demander ce qu'il fallait. Enfin ce grand homme
entendit la réponse de Dieu qui lui disait pourquoi il ne convenait pas qu'il
exauçât sa prière : « Ma grâce vous suffit, car la vertu se perfectionne dans
la faiblesse (1).»
Nous ne savons donc pas ce qu'il
faut demander sous le coup de ces tribulations qui peuvent servir et nuire; et
cependant comme elles sont dures, pénibles et qu'elles effrayent notre
faiblesse, nous demandons par toute la volonté humaine d'en être délivrés. Mais
s'il plaît au Seigneur notre Dieu de ne pas nous tirer de ces épreuves, nous
devons à son amour de ne pas croire qu'il nous abandonne, mais d'espérer plutôt
de plus grands biens par une pieuse résignation dans les maux : c'est ainsi que
la vertu se perfectionne dans la faiblesse. Ce que le Seigneur Dieu refusa à
l'Apôtre dans sa miséricorde, il l'accorde quelquefois dans sa colère à ceux
qui ne peuvent rien souffrir. Les livres saints nous apprennent ce que demandèrent
les Israélites et comment ils furent exaucés; mais leur concupiscence une fois
rassasiée, leur impatience fut sévèrement châtiée (2). Ils demandaient un roi,
il leur en donna un selon leur coeur, comme il est écrit, et non selon son
coeur (3). Il accorda au démon ce qu'il sollicitait et lui permit de tenter son
serviteur (4). Des esprits immondes lui ayant demandé de se jeter dans un
troupeau de pourceaux, il le permit à une légion de démons (5). Cela a été
écrit pour que nous ne nous élevions pas, quand nos impatientes prières sont
exaucées en des choses qu'il nous serait plus avantageux de ne pas obtenir; ou
pour que nous ne nous méprisions pas et que nous ne désespérions point de la
miséricorde divine, quand Dieu repousse nos prières et qu'il écarte des veaux
dont l'accomplissement serait pour nous une affliction plus cruelle, ou une
prospérité qui nous corromprait et nous perdrait entièrement. Dans de telles
rencontres nous ne savons donc pas demander ce qu'il faut. Et s'il arrive le
contraire de ce que nous avons souhaité, nous devons le supporter patiemment,
rendre grâces à Dieu en toutes choses, et reconnaître que la volonté de Dieu a
été meilleure pour nous que ne l'eût été
1. II Cor XII, 7-9. -. Nombr. XI. -3. I Rois, VIII, 5 à 7 - 4.
Job, I, 12; II, 6. - 5. Luc, VIII, 32.
notre propre volonté. Le divin
médiateur nous a laissé un exemple de cette soumission; après avoir dit à son
Père: « Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi,
s'identifiant ainsi la volonté humaine qu'il avait prise en se faisant homme,»
il ajouta aussitôt: « Mais cependant que ce soit, non comme je le veux, mais
comme vous le voulez (1). » Voilà pourquoi il a été dit avec raison que
plusieurs ont été établis justes par l'obéissance d'un seul (2).
Mais celui qui demande et
redemande à Dieu cette chose unique (3), le fait avec certitude et sécurité ; il
ne craint pas qu'il lui nuise d'être exaucé, parce que, sans ce bien auquel il
aspire , tout ce qu'il pourrait demander en priant ne servirait de rien. Ce bien,
c'est la seule vraie et heureuse vie; il faut que, devenus immortels et
incorruptibles de corps et d'esprit, nous contemplions éternellement les
délices du Seigneur ; c'est pour cette unique chose qu'il est permis de
demander le reste. Celui qui l'aura aura tout ce qu'il voudra et ne pourra rien
désirer que de bon. Car là est la source de vie ; il faut dans la prière que
nous en ayons soif, tant que nous vivons en espérance saris voir encore ce que
nous espérons ; tant que nous sommes protégés par les ailes de celui en
présence de qui tous nos désirs tendent à s'enivrer de l'abondance de sa maison
et à se plonger dans le torrent de ses délices ; oui, c'est en lui qu'est la
source de la vie et c'est dans sa lumière que nous verrons la lumière (4) quand
toutes nos aspirations seront rassasiées, quand il n'y aura plus rien à
chercher en gémissant, et que nous n'aurons qu'à rester en possession de nos
joies. Cependant, comme ce bien unique est la paix qui surpasse tout
entendement, nous ne savons pas non plus le demander comme il faut dans nos
prières, car ce que nous ne pouvons pas nous représenter comme cela est, nous
ne le connaissons pas; mais nous rejetons, nous méprisons, nous condamnons
toute image qui s'en offre à notre pensée; nous reconnaissons que ce n'est pas
ce que nous cherchons, quoique nous ne sachions pas encore ce que c'est.
Il y a donc en nous comme une
savante ignorance, une ignorance instruite par l'Esprit de Dieu qui soutient
notre faiblesse. Après que l'Apôtre a dit : « Si nous espérons ce que nous ne
voyons pas, nous l'attendons avec patience, » il ajoute : « De même l'Esprit de
1. Matth. XXVI, 39 -2. Rom. V, 19. -3. Ps. XXI,
4. -4. Ps. XXXV, 8-10.
Dieu soutient notre faiblesse;
car nous ne savons pas ce qu'il faut demander dans nos prières ; mais l'Esprit
lui-même prie pour nous par des gémissements ineffables. Celui donc qui scrute
les coeurs sait ce que comprend l'Esprit, parce qu'il ne prie pour les saints
que selon Dieu (1). » Ceci ne doit pas s'entendre de façon à nous faire croire
que le Saint-Esprit, Dieu immuable dans la Trinité et ne faisant qu'un Dieu avec le Père et
le Fils, prie pour les saints comme quelqu'un qui ne soit pas Dieu; on dit
qu'il prie pour les saints parce qu'il fait prier les saints, comme il est dit
: « Le Seigneur votre Dieu vous éprouve pour savoir si vous l'aimez (2), »
c'est-à-dire pour vous le faire savoir. Il fait donc prier les saints par des
gémissements ineffables, en leur inspirant le, désir de cette grande chose
encore inconnue que nous attendons par la patience (3). Comment parler de ce
qu'on ignore quand on le désire? Et, véritablement si on l'ignorait tout à.,
fait, on ne le souhaiterait pas; et d'un autre côté, si on, le voyait, on ne le
désirerait pas, on ne le rechercherait pas par des gémissements.
En considérant toutes ces choses
et d'autres encore que le Seigneur pourra vous inspirer et qui ne se sont pas
présentées à moi ou qu'il eût été trop long d'exposer, efforcez-vous de vaincre
ce Monde par l'oraison; priez en espérance, priez avec foi et amour, priez avec
instance et patience , priez comme une veuve du Christ. Quoique le devoir de la
prière regarde tous ses membres, c'est-à-dire tous ceux qui croient en lui et
qui sont unis à son corps, comme il l’a enseigné lui-même, cependant il nous
marque dans ses Ecritures que ce soin appartient surtout aux veuves. Les saints
livres mentionnent avec honneur deux femmes du nom d'Anne, l'une mariée et qui
mit au monde le saint prophète Samuel, l'autre veuve et qui connut le Saint des
saints lorsqu'il était encore enfant. Celle qui était mariée pria dans la
douleur de son âme et l'affliction de son coeur, parce qu'elle n'avait pas
d'enfants; elle obtint alors Samuel et rendit à Dieu ce fils qu'elle en avait
reçu, car elle le lui avait consacré en le demandant (4). Mais il n'est pas
aisé de trouver comment sa prière est comprise dans l'oraison dominicale, à
moins de la rapporter à ces paroles : « Délivrez-nous du
1. Rom. VIII, 25-27 - 2. Deutér.
XIII, 3 - 3. Rom. VIII, 25 - 4. I Rois, I.
mal ; » on regardait, en effet,
femme un assez grand mal d'être marié et privé du fruit du mariage, dont la
seule excuse est la naissance des enfants. Pour ce qui est d'Anne veuve, voyez
ce qui est écrit : « Elle ne sortait pas du temple, jeûnant et priant nuit et
jour (1). » L'Apôtre ne parle pas autrement dans ces paroles que j'ai citées
plus haut : « Celle qui est véritablement veuve et abandonnée, a mis son
espérance dans le Seigneur, et persévère dans les prières la nuit et le jour
(2). » Et le Seigneur, voulant nous exhorter à toujours prier sans nous lasser,
nous a cité l'exemple de la veuve dont les importunités vinrent à bout d'un
juge inique et impie, contempteur de Dieu et des hommes (3). Ce qui montre
combien le devoir de la prière est particulièrement imposé aux veuves, c'est
que les saints livres mettent sous nos yeux des exemples de veuves pour nous
convier tous à l'oraison. Mais pourquoi les veuves sont-elles marquées pour
cette sorte d'oeuvre, si ce n'est à cause de leur abandon et de leur
délaissement? Aussi toute âme. qui se regardera dans ce monde comme abandonnée
et désolée, tant que dure son voyage loin du Seigneur, mettra, pour ainsi dire,
son veuvage sous la garde de Dieu et lui demandera, par d'instantes prières,
d'être son défenseur. Priez donc comme une veuve du Christ, ne jouissant pas
encore de celui dont vous implorez le secours. Et quoique vous soyez bien
riche, priez comme si vous étiez pauvre : vous ne possédez pas encore les
vraies richesses du siècle futur où vous n'aurez plus rien à craindre. Quoique
vous ayez des enfants et des neveux et une famille nombreuse, comme il a été
dit plus haut, priez comme une délaissée : car toutes les choses du temps sont
incertaines, lors même qu'elles nous resteraient pour notre consolation jusqu'à
la fin de cette vie. Si vous cherchez et si vous aimez ce qui est en haut, vous
désirez les choses solides et éternelles; tant que vous! ne les avez pas, vous
devez vous croire comme abandonnée, bien que tous les vôtres vous soient
conservés et respectueusement soumis. Ainsi devez-vous vivre, et, sûrement
aussi, à votre exemple, votre très-pieuse belle-fille (4), et les autres
saintes veuves et vierges que vous gouvernez toutes les deux avec tant de
sécurité pour elles : plus vous dirigez pieusement votre
1. Luc, II, 36, 37. - 2. I Tim.
V, 5. - 3. Luc, XVIII, 1-8. - 4. Juliana, mère de Démétrias.
maison, plus vous devez redoubler
d'ardeur dans la prière, ne vous occupant des choses de la vie présente que
dans la mesure des besoins religieux.
Souvenez-vous aussi de prier
beaucoup pour nous. Nous ne voulons pas que, trop préoccupées de notre dignité
épiscopale, si périlleuse à porter, vous nous traitiez de façon à nous priver
d'un secours dont nous savons que nous avons tant besoin. La famille du Christ
(1) a prié pour Pierre, a prié pour Paul; vous êtes de cette famille, à notre
grande joie, et nous avons incomparablement plus besoin que Pierre et Paul des
prières de nos frères. Priez à l'envi dans l'émulation d'un saint accord ; ce
n'est pas lutter les uns contre les autres, mais contre le démon, ennemi de
tous les saints. Les jeûnes et les veilles, et tous les genres de
mortification, aident beaucoup à la prière (2), que chacune de vous fasse ce
qu'elle pourra; ce que l'une ne peut pas, elle le fait dans une autre qui le
peut, si elle aime en elle ce que ses propres forces ne lui permettent pas
d'accomplir; ainsi donc que celle qui peut moins n'empêche pas celle qui peut
plus, et que la plus forte ne presse. pas la plus faible. Car vous devez votre
conscience à Dieu, mais ne devez rien à personne d'entre vous, si ce n'est de
vous aimer les unes les autres (3). Que Dieu vous exauce, lui qui est assez
puissant pour faire au delà de ce que nous demandons et de ce que nous
comprenons (4).
1. Eglise. - 2. Tobie, XII, 8. - 3.
Rom. XIII, 8. - 4. Ephés. III, 20
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